La montée aux extrêmes dans les vieilles démocraties ou l’effet Daech

 La montée aux extrêmes dans les vieilles démocraties ou l’effet Daech

© AFP


 


Hatem M’rad


Professeur de science politique


 


Il est un fait que Daech est en train de changer la perception de la politique par les peuples, les partis et les leaders politiques dans le monde, victimes du terrorisme jihadiste, au point qu’on est arrivé aux Etats-Unis, en France et dans d’autres pays européens, à mettre à l’index les populations musulmanes dans leur ensemble, confondues désormais avec les Daechiens, dont les musulmans et les peuples arabes en sont eux-mêmes victimes dans leurs propres régions.


 


Dans ces vieilles démocraties, les leaders politiques, en quête de popularité, candidats aux élections, surtout présidentielles, font désormais monter la tension. Pour eux, les craintes, légitimes d’ailleurs, de leurs populations priment toute autre considération. Quoiqu’on n’est plus dans la nuance. Quand il s’agit de protéger et de sécuriser sa population et son identité, on ne se refuse plus de « jeter à la mer » tous les peuples relevant de la même croyance que les  terroristes, comme un « package deal ». Les subtilités de l’intelligence politique n’ont plus d’effet sur ce type de leaders.


 


Malheureusement, on le sait à travers les expériences historiques détestables, le rejet de l’autre, les promesses de purification de la nation, d’expulsion des immigrés innocents et réguliers, voire de liquidation des peuples ennemis, sont porteuses auprès d’un grand nombre d’électeurs d’intelligence moyenne. On appelle cela la démagogie. Elle a été payante en Allemagne durant la 2è guerre mondiale ou durant la guerre en Bosnie.


 


La menace étrangère fait perdre à toute population son intelligence profonde. Même les intellectuels et les hommes d’esprit peuvent y succomber, et ils le sont, y compris dans les pays libres, respectueux des droits de l’Homme ou dans les pays très développés et scientifiquement avancés. Il faudrait alors savoir comment peut-on allier à l’avenir, dans ces pays de lumière, l’éducation des jeunes avec le sens du progrès, de la justice, de la science, du droit, de l’égalité, qui généralement sont valables pour tous ou pour personne, pour les nationaux comme pour les immigrés ou les étrangers, pour les chrétiens, protestants ou catholiques, comme pour le juif, le bouddhiste ou le musulman ?


 


L’histoire nous le rappelle souvent. Les Arméniens en Turquie, les Kurdes aujourd’hui, persécutés dans tous les pays où ils résident, en Turquie comme en Syrie, en Irak sous Saddam. Les juifs le furent de manière apocalyptique sous les nazis, et une grande partie du peuple allemand s’accommodait de la fureur du Führer. Dans les années 60, la chasse aux sorcières des communistes par les autorités gouvernementales était propre aux Etats-Unis.


 


Les leaders, les grandes personnalités politiques et les partis qui ont de fortes convictions idéologiques ou politiques tombent rarement dans ces travers démagogiques ou identitaires, même s’ils n’y sont pas toujours immunisés. Ils n’ont pas besoin, eux, de faire plier la raison politique aux passions collectives, qu’ils savent passagères. D’autres leaders, moins lotis en la matière, brûlent d’envie de franchir le Rubicon du pouvoir par tous les moyens. Ils n’ont d’autres aliments politiques que le rejet de l’autre ou la haine. C’est le cas du candidat républicain aux présidentielles Daniel Trump ou de Marine Le Pen, leader du Front national, avides d’exploiter les peurs collectives, de  sécuriser leurs bases électorales, par la haine de l’autre, l’ennemi, l’intrus, le suspect et ses « complices » identitaires, partout où ils se trouvent. Marine Le Pen a réussi là où son père a échoué. Elle est devenue crédible. Son père, Jean-Marie Le Pen était lui un baroudeur qui disait tout ce qu’il pensait des autres peuples de manière non politique, sans prendre de gants. D’ailleurs, il ne croyait pas au système parlementaire, comme les fascistes d’autrefois. Sa fille est mieux conseillée. Elle a fait comme les islamistes en Tunisie. Elle joue le jeu politique, du moins, elle fait semblant de croire au système politique institutionnel et en la démocratie. Mais elle reste fondamentalement démagogue.


 


Ces leaders politiques se comportent comme des pères fouettards identitaires. Ils rassurent les inquiets de toutes les catégories sociales : des pauvres, des moins pauvres, comme des riches qui financent leurs entreprises. Ils arrivent à semer le doute dans leurs esprits. Au vu de leurs « convictions » de base, la politique est surtout exploitation du malaise des foules à des fins politiques qui dépassent ces derniers. Que la politique soit l’incarnation de la raison, du logos ou de l’intelligence nationale, cela ne garantit pas une place au pouvoir aussi facilement que dans l’hypothèse inverse. Les candidats politiques d’en face sont plus crédibles auprès de l’opinion nationale et internationale, tandis que les partis classiques, ils sont historiquement plus rôdés et plus structurés, surtout s’ils ont été des partis gouvernementaux.


 


Le comble, c’est que Marine Le Pen a déjà fait un pas au pouvoir politique, non seulement dans les régionales tout récemment, notamment au premier tour, mais en matière de crédibilité politique, en se plaçant comme une sérieuse alternative aux présidentielles, pour elle et pour son parti aux législatives, notamment face aux partis « monopolistiques traditionnels ». Le Front national est en effet toujours prêt à s’attaquer à quelque chose. On se souvient, il y a quelques années, du célèbre cri de J-M Le Pen contre « la bande des quatre » (les quatre grands partis : RPR, UDF, PS et PC) accusés de déviationnisme républicain. Le discours « contre » de sa fille, à la faveur du désarroi actuel de l’opinion face aux horreurs de Daech, la place d’emblée comme une alternative sérieuse aux élections politiques face aux deux grands, les Socialistes et les Républicains, empêtrés depuis plusieurs décennies dans les difficultés de la responsabilité politique. Ces partis traditionnels en sont encore à la politique « pour », pour des valeurs fondamentales. Politique depuis longtemps désuète pour le Front national.


 


Il en va de même pour  le richissime républicain Donald Trump, qui n’a pas mâché ses mots, comme doit le faire un homme politique,  après l’attaque terroriste d’un islamiste au mois de novembre dernier aux Etats-Unis à San Bardino faisant 14 victimes. Il faudrait d’après lui  que les musulmans soient « barred from the US ».  Ce n’est pas différent, dit-il, de ce qu’a fait Franklin Roosevelt durant la 2è guerre mondiale, lorsqu’il a fait détenir des milliers de Japonais américains, devenus tous suspects après l’attaque de Pearl Harbour. « Nous n’avons pas le choix, a dit Trump, il faut le faire ».


 


Ce faisant, la réaction du monde arabe ne s’est pas fait attendre. Trump a des affaires à Dubai, ses associés dans ce dernier pays ont rejeté radicalement ses propos et attitudes et vont revoir leur collaboration avec lui. Ils finiront peut-être par effacer l’ardoise plus tard une fois que les choses se soient calmées. L’argent n’a pas de couleur politique, ni de religion.


 


On a l’impression que pour Trump, les protestants américains de différentes sectes sont citoyens américains; les catholiques américains sont citoyens américains; les bouddhistes américains sont citoyens américains; les juifs américains sont citoyens américains; mais les musulmans américains sont seulement musulmans, donc suspectés de terrorisme, mais pas tout à fait citoyens. Nouvelle citoyenneté à la carte du candidat républicain Donald Trump aux présidentielles. Une citoyenneté classée non pas sur la base des droits et obligations, identiques pour tous, mais sur la base du type de croyance: les unes dites acceptables, les autres éjectables. C'est aussi une citoyenneté variable selon la conjoncture. En temps normal, les musulmans américains restent américains, mais en temps de crise ou de terrorisme islamiste, même ailleurs en terre arabe, tous les musulmans américains doivent alors en pâtir. Tocqueville doit se retourner de sa tombe, lui qui pensait, à partir du modèle américain même, que la marche vers l'égalité est « irrésistible », voire "providentielle" en démocratie. "Providentielle", c'est le cas de le dire. C’est à peine si on peut encore parler du "rêve américain"?


 


On sait que les démocraties ont des contre-pouvoirs, qui ne tolèrent pas les reniements de leurs propres valeurs, au risque de se remettre en cause elles-mêmes. Les dérives en leur sein, exploitées par les acteurs en raison de la permissivité du système démocratique, finissent en général par être remises en cause. Mais en politique, c’est souvent le bon diable qui veille sur les saints.


 


Hatem M’rad