Justice transitionnelle : quand la société civile se politise
Amor Safraoui, président de la Coordination nationale indépendante pour la justice transitionnelle, a été reçu le 24 février à Carthage par le président de la République Béji Caïd Essebsi, officiellement pour « faire un bilan du processus de justice transitionnelle » et « présenter au président une vision permettant de consolider ce processus ». Une visite qui n’est pas passée inaperçue.
Premier constat, la présidence de la République persiste et signe : elle n’a jusqu’ici reçu que des acteurs secondaires en matière de justice transitionnelle, sans jamais recevoir l’institution concernée au premier chef : depuis son investiture, Essebsi n’a en effet jamais reçu les membres de l'Instance Vérité & Dignité, ce qui témoigne en soi d'un parti pris évident, d’autant qu’en une année de pouvoir, d’autres instances indépendantes et constitutionnelles ont bien été conviées au Palais.
Deuxième constat, dans la foulée de cette rencontre, Safraoui déclarait au micro d’Express FM que « la société civile devrait collaborer avec l'Etat pour réaliser les objectifs de la justice transitionnelle. Le président de la République, en tant que garant du respect de la Constitution et des droits de l'Homme, est convaincu de la nécessité de conjuguer les efforts (…) Il faut restructurer l’IVD ». Tout un programme.
Deux problèmes se posent ici. Au prétexte que le président est théoriquement le garant de la Constitution, l’ONG d’Amor Safraoui apparaît en l’occurrence comme désormais mandatée par le pouvoir exécutif pour une mission, ce qui contrevient aux principes les plus élémentaires de l’indépendance inhérente à toute organisation non gouvernementale. Par ailleurs, depuis le début du mandat Essebsi, les Tunisiens ont affaire à une présidence de la République qui a, précisément, brillé par son non-respect de la Constitution et de l’esprit de ses textes, en restaurant un pouvoir quasi présidentiel, en s’immisçant dans les affaires d’un parti politique, et en proposant plusieurs projets de lois jugés inconstitutionnels par nombre d’experts.
Safraoui n’ignore pourtant pas ce dernier point. Durant l’été 2015, avec un collectif d’associations, il a fait partie des voix les plus sonores dans leur opposition au projet de loi présidentiel dit de réconciliation économique. Aujourd’hui, ce précédent lui permet d’endosser le costume commode de la neutralité, au moment où tout porte à croire qu’il fait en réalité allégeance à des intérêts qui poursuivent in fine les mêmes finalités que feu la loi de réconciliation : une refonte de l’IVD, déguisée en réforme.
Car comment comprendre une intention, du reste fantaisiste, de réformer une institution de cette importance, sans la consulter elle-même, autrement qu’une entreprise de déstabilisation ?
S’il est vrai que la société civile tunisienne a joué un rôle clé dans la genèse de la loi relative à la justice transitionnelle, en tant que vigoureuse force de proposition, ne pas comprendre qu’une fois constituée et lancée l’Instance ne peut plus être soumise aux souhaits des uns et des autres en matière d’amendements législatifs, c’est soit faire preuve de mauvaise foi, soit de mégalomanie de lobbyiste.
Parmi les arguments ayant l’apparence de la logique invoqués par Safraoui : l'Instance croulerait sous « un nombre trop important de dossiers » (27 000 à ce jour) qui rendrait selon lui sa mission impossible. Elle serait donc en quelque sorte victime de son succès à sensibiliser les victimes, là où d’autres considèrent ce chiffre comme en deçà des espérances.
A titre de comparaison, l’Instance Equité et Réconciliation mise en place au Maroc en 2004, et que Safraoui lui-même cite souvent en exemple, a traité plus de 20 000 dossiers en deux ans seulement, là où le mandat de l’IVD s’étend sur 4 à 5 ans. Du reste, il ne s'agit pas pour l'IVD (qui a renforcé ses effectifs d’« écoutants » en 2016) de s'atteler en détail à 30 000 dossiers, au cas par cas, en mobilisant toutes les ressources de l'investigation. Beaucoup de dossiers sont en effet davantage destinés à la documentation et à la préservation de la mémoire nationale.
Autre grief martelé par Safraoui depuis 2013, le fait que la composition des commissaires de l’IVD serait soumise à une logique de représentation politique. Là aussi il s’agit pour le moins d’une approximation : c’est la commission de tri qui, selon le règlement intérieur de l’Assemblée des représentants du peuple, est constituée de façon proportionnelle aux groupes parlementaires, ce qui est normal dans tout système démocratique. Quant aux commissaires, ils sont choisis en fonction de la représentation de divers corps de métier et champs de spéciation (quotas de juristes, médecins, ONG, etc.).
En matière de justice transitionnelle, chaque nation trouve son modèle et tous sont perfectibles. Mais l’Histoire retiendra qu’une partie de la société civile a cédé, par rancune ou par égo démesuré, à la tentation de la politisation, au mépris de l’intérêt des victimes du despotisme.
S.S