Ben Guerdane ou le consensus par l’armée
Hatem M’rad
Professeur de science politique
L’attaque terroriste à Ben Guerdane du lundi 7 mars a mis en avant, encore une fois, la foi quasi-absolue des Tunisiens, toutes catégories sociales confondues, en l’armée nationale. On peut même parler du mythe de l’armée nationale. Cela est d’autant plus intéressant à souligner que l’armée tunisienne n’a pas, dans la région arabe, la réputation d’être aussi puissante que l’armée égyptienne (avec ses 1.100.000 soldats) ou l’armée algérienne (qui a fait ses preuves). C’est une armée qui a plutôt une vocation proprement nationale et locale, de défense des frontières et de sécurité nationale. Elle n’est pas considérée, pour l’instant du moins, comme une armée lourde, maniant bataillons et canonnière, ayant les moyens de conduire et de soutenir des guerres de longue haleine.
La Tunisie phénicienne a la réputation d’être un pays pacifique, de tempérament souple et pragmatique, penchant surtout pour le commerce et la joie de vivre. Pacifique aussi, parce que la Tunisie est un pays exigu, sans grandes ressources, mal loti en hydrocarbures. Un pays ne pouvant investir en armement lourd, mais seulement dans l’éducation des populations. Il ne peut alors avoir d’options militaires dans la conduite de sa politique étrangère. L’ennemi principal des populations est alors, en toute logique, la violence, et aujourd’hui le terrorisme daechien. La psychanalyse d’un petit pays pacifique, comme la Tunisie, se trouvant entre deux grands Etats, Algérie et Libye, que la nature a mieux loti que lui en richesses en hydrocarbures et en forces armées, c’est qu’il acquiert des réflexes d’auto-défense, de repli, à chaque attaque ou menace extérieure, de quelque provenance qu’elle soit. En comptant tout au plus sur l’appui des grandes puissances alliées.
Ce n’est pas un hasard si, à chaque fois que l’armée réussit une entreprise quelconque face aux attentats terroristes, comme c’est le cas encore à Ben Guerdane, tous les Tunisiens se fondent comme par enchantement : autorités exécutives, parlementaires, syndicats, partis politiques, société civile. Même lorsque l’armée ou les services de sécurité (garde nationale, police, sécurité présidentielle) se trouvent dépassés, comme souvent le cas, par les évènements ou lorsqu’ils réagissent tardivement, ou font preuve de laxisme, les Tunisiens en portent la responsabilité aux dirigeants politiques, jamais à l’armée, qui arrive à sortir miraculeusement intacte à chaque mésaventure sécuritaire.
A défaut d’une armée de salut, la Tunisie trouve alors son salut dans l’armée. Depuis 2011, tous les sondages successifs montrent que les Tunisiens attachent le plus d’intérêt au secteur de la sécurité, et surtout à l’armée (toujours en première position). En conséquence, les mêmes sondages mettent en relief le fait que l’armée est l’institution qui a la meilleure cote d’amour des Tunisiens.
Il faut dire que Bourguiba a inconsciemment gravé dans la conscience, ou dans l’inconscient, des Tunisiens, l’amour de l’armée nationale. Il l’a voulue neutre, à l’intérieur de ses casernes. Pour lui, l’Etat tunisien n’a pas vocation aux conquêtes militaires. Tandis que le régime politique tunisien, contrairement à l’écrasante majorité des pays arabes, il est de l’ordre civil. Le militaire doit alors obtempérer à l’ordre politique civil et exécuter les tâches qu’on lui demande. L’armée incarne le mieux dans son esprit l’unité nationale ou l’intérêt national, tels qu’ils sont à l’évidence définis et déterminés personnellement par le leader charismatique. En somme, un véritable service public sans état d’âme, servant le pays à la demande, notamment en cas de péril réel ou imminent. Conséquent avec lui-même, le « combattant suprême », comme il aimait s’appeler, n’a jamais voulu nommer des militaires au gouvernement. « La seule fois, disait-il dans sa retraite, où j’ai nommé un militaire au gouvernement (le Général Ben Ali), il a fait un coup d’Etat contre moi ».
N’ayant pas retenu la leçon, le général Ben Ali s’est entouré dans un premier temps de la plupart des officiers militaires, qui ont eu à collaborer avec lui ou qui l’ont aidé à faire son « coup d’Etat médical » contre Bourguiba, malade, vieilli et sénile. Mais, ayant appris le machiavélisme entre temps, Ben Ali a réussi dans un deuxième temps, à vider le gouvernement de tous ses représentants militaires, surtout lorsqu’il a commencé à être sérieusement contesté par les siens. Il voulait être seul au gouvernail dans un bateau ivre. Il n’a pas d’ailleurs manqué de diviser les services de sécurité et de renforcer la garde présidentielle, devenue autonome et puissante avec ses 2000 hommes. Malgré le règne de 23 ans d’un militaire qui a gouverné seul, ou presque, depuis l’entrée en scène de sa deuxième épouse, et qui a pris le contrepied de la tradition civile inaugurée par Bourguiba depuis l’indépendance, les Tunisiens n’ont miraculeusement jamais cessé d’avoir confiance et espoir dans l’armée nationale qu’ils savaient provisoirement entre les mains d’une détestable « voyoucratie ».
Revanche de Bourguiba, le despote militaire a été renversé par une société civile, qui a elle-même conduit une Révolution civile en 2011. Revanche encore de l’armée qui est sortie glorifiée des évènements qui ont secoué la révolution. Car, refusant, le 13 janvier 2011, les ordres de Ben Ali de tirer sur les protestataires participant à la révolution, Rachid Ammar, le chef d’Etat-major interarmées, démis alors par Ben Ali, puis rétabli après la révolution, a pu jouir d’une popularité certaine, qui a déteint sur l’armée. Depuis, les Tunisiens ont continué à avoir foi en l’armée nationale à chaque attentat terroriste et à chaque crise sécuritaire.
L’amour que portent les Tunisiens à leur armée s’est renforcé durant la transition, très probablement en raison de la transition elle-même, de ses difficultés, instabilités et crises. L’armée devient le seul repère des Tunisiens, qui n’arrivent pas à se reconnaître en leurs leaders politiques et partis majoritaires successifs, islamistes ou laïcs. En cette période de trouble, seule l’armée peut les rassurer et les conforter.
Comme quoi, les Tunisiens sont toujours en quête d’un « père ». Après la disparition du « père » fondateur, les manigances d’un filou, la confusion d’une transition, les voilà prêts à jeter leur dévolu sur un nouveau « père » rassurant : l’armée. Oui, Ben Guerdane illustre encore avec force le consensus par l’armée en Tunisie. Rien qu’à voir le comportement des habitants de Ben Guerdane, qui ont d’abord alerté les services de sécurité de la présence de terroristes cachés dans la ville, révélé que la plupart des terroristes sont originaires de la localité, fêté avec les soldats la reprise en main de la ville, puis se sont dirigés spontanément à l’hôpital pour donner leur sang aux blessés. Il est vrai que les habitants étaient inquiets de l’idée que Daech puisse établir un émirat islamique chez eux. Mais consensus quand même.
Hatem M’rad