Les partis contre la démocratie

 Les partis contre la démocratie

FETHI BELAID / AFP


 


Hatem M’rad


Professeur de science politique


 


Parler « des partis contre la démocratie », ce n’est pas tout à fait la même chose que de parler de « partitocratie ». Certes, les partis font la démocratie, ou y contribuent grandement. Mais, la partitocratie est à la longue nuisible au système des partis, au choix libre des électeurs, à l’équilibre des forces au Parlement et à la stabilité politique. Elle peut encore changer la nature de la démocratie, voire éradiquer la démocratie. On se souvient des courants fascistes dans l’entre-deux-guerres qui étaient écœurés par le parlementarisme, la primauté des intérêts partisans sur les intérêts supérieurs du pays et par l’impact anormal des partis sur les institutions. C’est  exceptionnel, il est vrai, mais cela arrive. Durant la IIIe et la IVe Républiques en France, la partitocratie n’a pas malgré tout aboli la démocratie, qui a résisté, voire éveillé un sursaut en faveur d’un changement de régime ou de nature démocratique à partir de la Ve République en 1958. L’Italie des années 70 a survécu démocratiquement à la partitocratie grâce à un changement du mode de scrutin, consistant dans l’introduction dans les années 90 d’une dose majoritaire au mode représentatif qui prévalait lourdement à l’époque.


 


Mais, dire que « les partis sont contre la démocratie », c’est dire qu’un nouveau pas est franchi dans la remise en cause du système démocratique. Au moins, dans le cadre de la partitocratie, les partis, comme bloc ou comme groupe parlementaire, peuvent rester relativement disciplinés. Le système est instable à l’extérieur, dans le système des partis lui-même, fondé sur des combinaisons, alliances et contre-alliances, selon les intérêts du moment des partis. Mais, à l’intérieur des partis, les dirigeants parviennent à discipliner leurs troupes et à tenir leurs partis.


 


En Tunisie, on parlerait certes de partitocratie, mais on ajouterait aussi une part de « contre-démocratie ». Il y a un grand nombre de partis, plus d’une centaine, identifiant le système à la partitocratie. Un nombre courant dans les transitions démocratiques (Espagne, Portugal, Pologne). Quoique quelques grands partis ont commencé à émerger sur la scène politique (Ennahdha après 2011, Nida et Front Populaire après 2014). Mais, le plus grave pour la démocratie naissante, c’est la violation de la démocratie à l’intérieur des partis, essentiellement par les élus du peuple au Parlement. La violation interne se transfigure dangereusement en une violation externe.  Indiscipline, anarchie, inculture politique des élus, absentéisme criant des députés, non-respect de leurs engagements vis-à-vis des électeurs, des éléments qui deviennent le lot quotidien de la vie des partis. Seule Ennahdha en est indemne à ce jour.


 


Dans la partitocratie, à travers les combinaisons postélectorales, la volonté des partis peut coïncider, comme ne pas coïncider, avec la volonté des électeurs. Lorsqu'un parti de droite s’allie avec un parti du centre ou avec les conservateurs, la volonté des électeurs n’est pas encore très négligée. Lorsque le même parti de droite s’allie avec un parti de gauche, là, cela pose problème sur le plan démocratique. Pire encore, lorsqu’un parti laïc et moderniste s’allie avec un parti religieux, comme le libéral Nida avec les islamistes d’Ennahdha en Tunisie, là on est dans la pure partitocratie dans le sens étymologique du terme. Choix de partis contraire à la volonté des électeurs ayant voté pour Nida, comme d’ailleurs pour Ennahdha (on se souvient qu’un groupe de traditionalistes d’Ennahdha s’est opposé à cette alliance avec Nida pour des raisons doctrinales). Le parti usurpe en effet dans ce cas la liberté du choix et détourne le droit de vote des électeurs. Une partie des électeurs de Nida continue aujourd’hui à s’opposer à l’alliance avec les islamistes, contre lesquels ils se sont farouchement opposés trois années durant. Et ils le disent haut et fort, car ils ne se sentent pas concernés par les équilibres politiques. Il y a pour eux substitution de la volonté des appareils des partis aux choix profonds des électeurs.


 


Mais, outre la partitocratie, les partis tunisiens s’inscrivent aussi contre la démocratie, lorsque les élus eux-mêmes se rebellent à longueur des journées contre la direction de leurs propres partis et prétendent incarner la volonté réelle des électeurs, « trahie »par leurs dirigeants. Il y a alors lutte de clans à l’intérieur des partis, fuites, démissions ou scissions, volte faces et retournements. Tout le monde, clans, députés, instances, parlent au nom des électeurs, mais personne ne parle en leur nom. Tout le monde prétend respecter le programme du parti, mais personne ne le respecte vraiment. L’électeur finit par s’y perdre face à cette nébuleuse, la démocratie aussi.


 


La volonté des électeurs n’a cessé d’être malmenée depuis la Révolution. Après 2011, ont eu lieu les scissions du CPR, d’Ettakatol, d’Al-Aridha. Après 2014, c’est la scission de Nida Tounès, le parti majoritaire aux législatives. Un bloc parlementaire « Al-Horra », constitué de 28 élus, a quitté Nida pour créer son propre groupe parlementaire, soutenant le nouveau parti de Mohsen Marzouk, « Machroû Tounès ». Nida passe de 85 à 57 députés environ, distancé désormais par Ennahdha, 69 sièges. En outre, un « nomadisme parlementaire » est apparu avec force à l’ANC, puis, moins intensément à l’ARP. Les députés ont pris l’habitude de changer de parti en cours de mandat, moyennant une certaine somme financière (comme c’est le cas surtout après 2011) ou par ambition et calcul politiques. Des députés de AfekTounès s’opposent en mars 2016 à un projet de loi sur le code des investissements, présenté par le gouvernement de coalition dont leur parti est membre. Un projet présenté, au surplus, par le ministre du Développement, de l’investissement et de la coopération internationale, Yassine Brahim, président de leur propre parti.  Quatre députés de l’Union Patriotique Libre, membres de la coalition gouvernementale, démissionnent de leur parti en avril dernier, pour rejoindre Nida Tounès, parce qu’ils s’opposent aux décisions de leur leader Slim Riahi. Celui-ci considère qu’ils ont démissionné en raison de « leurs intérêts personnels ». De 16 députés, l’UPL passe à 12 députés. Les électeurs de l’UPL doivent  sans doute « émigrer » à leur tour à Nida avec leurs députés, forcés et liés. Enfin, il y a deux jours, le président du groupe parlementaire de Nida, Fadhel Omrane, a présenté sa démission (acceptée par le parti) de la présidence de ce groupe au motif qu’il est devenu ingérable. Il déclare : « Je suis dans un état de fatigue qui ne me permet plus de gérer ce bloc devenu très compliqué. On fait face à des problèmes d’absentéisme des élus, qui sont aussi incapables de tenir leurs promesses électorales ». 


 


Le peuple a voté souverainement pour un parti en lui donnant la majorité, une trentaine d’élus ont décidé de le rendre minoritaire contre la volonté du peuple. Un président cherche à imposer  son fils à la tête de « son » parti, dans l’espoir de récupérer ce dernier et de le maîtriser contre la volonté de plusieurs dirigeants et élus, qui, lassés, ont fini par faire scission. Des députés qui se baladent d’un parti minoritaire à un parti majoritaire, d’autres qui font le chemin inverse, d’autres élus qui ne votent pas les lois de leur propre gouvernement, d’autres en font de l’absentéisme un métier.


 


C’est plus que l’indiscipline, plus que l’inculture politique, plus que la partitocratie. Ce sont des partis qui s’opposent à la démocratie.


 


Hatem M’rad