Sortir de l’ambiguïté politique
Hatem M’rad
Professeur de science politique
Il était temps que le président Essebsi sorte de sa torpeur et de sa prudence excessive. Depuis un an, il est muselé par les contraintes de la coalition politique et l’ambiguïté du régime politique, qui n’autorisent pas beaucoup de choix, ne lui laissent pas beaucoup de marge pour gouverner. Il prend aujourd’hui une initiative politique souhaitée par beaucoup et exigée par la transition et les grandes difficultés que traverse encore le pays. La mutation annoncée d’Ennahdha dans son Xe Congrès lui a facilité les tâches. Il attendait probablement d’être rassuré par le changement d’Ennahdha pour passer à l’action.
Ce faisant, il tient enfin compte de l’opinion générale, peu réceptive jusque-là au discours et à l’action du chef du gouvernement Habib Essid. Une opinion assoiffée d’une vision gouvernementale claire et d’une action politique tranchée. Chose, il est vrai, difficile pour tout gouvernement dans l’étape transitoire. Pour l’opinion, au fond, c’est moins la personnalité du chef du gouvernement qui fait problème que l’absence d’actions et de réformes d’envergure dans un nouveau régime qui donne la primauté au chef du gouvernement, et qui lui fait donc assumer la responsabilité principale de la politique de l’Etat. Même si nul n’ignore que l’autorité politique relève du président Essebsi, chef de la majorité parlementaire et élu au suffrage universel direct. En tout cas, l’opinion est persuadée que des réformes audacieuses doivent être menées par des hommes audacieux, de préférence qui ont une vision politique des choses. La politique est action, elle a horreur de l’inaction, de l’inefficacité et de l’ambiguïté. On demande à tout gouvernement de transformer les choses, pas de les maintenir en l’état. Essid n’y est malheureusement pas arrivé malgré sa bonne volonté.
On a voulu mettre un premier ministre apolitique, administrateur, voire fonctionnaire, pour rassurer les membres de la coalition gouvernementale contre d’éventuelles interférences politiques. Alors que, tant la Constitution que l’esprit du nouveau système parlementaire commandaient de mettre le chef de la majorité parlementaire à cette fonction. Pire encore, ce sont ces mêmes membres de la coalition qui l’ont empêché de gouverner, qui intervenaient à juste titre dans son action. C’est leur gouvernement politique après tout. Ils l’ont mérité. Le communiqué publié lundi soir par Nida Tounès demande de changer de chef de gouvernement si on opte pour un gouvernement d’union nationale. La scission du parti majoritaire, Nida, n’a pas encore facilité la tâche du premier ministre. Comment pouvait-il gouverner audacieusement et efficacement avec des partis qui complotaient en permanence contre lui, avec des groupes parlementaires rebelles ? Les grandes réformes structurelles, comme celles auxquelles appelaient les bons économistes tunisiens, supposent un soutien politique indéfectible au sein de la majorité nidéiste d’abord, puis au sein de la coalition. C’est le cercle carré pour le chef du gouvernement : s’il avance trop, il se fait arrêter par les partis de la coalition ou par les grévistes et sit-inneurs, s’il relâche le gouvernail, il se fait tancer par une opinion attachée viscéralement à l’autorité de l’Etat. Au final, l’Exécutif lègue un Etat en position de faiblesse. Un Etat qui veut construire la démocratie et l’Etat de droit, mais qui ne veut pas appliquer la loi pour y parvenir. Un Etat qui, à force de craindre les contrevenants et les fraudeurs, devient lui-même auteur des violations. Un Etat censé défendre l’intérêt général, mais qui est acculé à défendre malgré lui les intérêts particuliers des lobbies.
Il est bon de mettre alors de l’ordre dans la machine gouvernementale et dans l’action politique. On aurait dû le faire plus tôt. C’est un fait que le gouvernement ne pouvait plus gouverner depuis quelques mois déjà. Opter pour un gouvernement d’union nationale, comme celui qui est proposé par Essebsi, après avoir discuté avec quelques personnalités politiques et écouté leurs doléances, cela peut être une des solutions possibles. Même si le gouvernement de coalition actuel, représentant 185 sièges au parlement sur 217 (85% des sièges), du moins à ses débuts, avant la scission de Nida, était à lui seul une sorte de gouvernement d’union nationale.
Mais la transition tunisienne indique que même l’idée de gouvernement d’union nationale ne fait pas toujours l’unanimité. Quand elle est proposée par un parti ou une coalition, elle est refusée aussitôt par d’autres. Quand Ennahdha et la troïka ont proposé un gouvernement d’union nationale en 2011, c’est Néjib Chebbi, en bonne position à ce moment-là, qui l’a refusé, suivi par d’autres partis. Aujourd’hui, c’est lui qui en est le premier converti, il veut même être à la place du chef du gouvernement. Quand Hamadi Jebali a proposé encore un tel gouvernement, certains ont accepté (Essebsi, Al-Massar), d’autres pas. Quand Essebsi a souhaité un Front d’union nationale contre la troïka, certains ont accepté, d’autres pas. On se souvient encore du choix du gouvernement technocrate de Mehdi Jomaâ. On voulait une personnalité consensuelle, mais son choix était la seule décision non consensuelle du Dialogue national, la seule décision issue d’un vote (seule la moitié des membres ont voté pour lui, car il était imposé par Ennahdha). Outre le fait que le Front Populaire a habituellement refusé les unions politiques, d’où qu’elles viennent, et l’ancien président-rebelle Moncef Marzouki et son parti ont toujours rejeté dans un passé récent le processus même de Dialogue national, qui a pourtant sauvé le pays.
De toutes les façons, il n’est pas impossible qu’une fois constitué, ce gouvernement d’union nationale proposé par Essebsi, puisse toujours être contesté et rejeté par l’opinion, si jamais elle voit qu’il s’agit juste d’une simple combinaison politique, que les choses ne changent guère et qu’il y a toujours autant de poubelles dans les rues, autant de contestation, d’impunité, de violation des lois et de laxisme. Ce type de gouvernement est certes un moindre mal. Mais, il n’est pas sûr qu’il parvienne à éradiquer totalement ou à réduire sensiblement les grèves et les contestations sauvages, débordant parfois les syndicats et les partis eux-mêmes, notamment dans les régions marginalisées. Il faudra plusieurs décennies encore, pour pouvoir intégrer ces régions et leurs habitants dans le processus de développement national, et dans le jeu politique institutionnel, du moins tant que les conditions économiques et sociales restent les mêmes.
C’est d’ailleurs pourquoi Essebsi, pour limiter les dégâts, a parlé de manière réaliste d’un gouvernement national élargi essentiellement aux deux grands syndicats des travailleurs et des patrons, l’UGTT et l’UTICA, deux forces sociales réelles, ainsi qu’aux partis actuels de la coalition gouvernementale et aux partis de l’opposition qui accepteront de s’impliquer dans ce projet. Bourguiba lui-même a souvent constitué dans le passé un front avec ces deux syndicats, toujours incontournables, tant sous l’autoritarisme qu’en démocratie. Ces deux syndicats, on se souvient, ont été essentiels dans la réussite du Dialogue national de 2013, qui a mis fin à une grave crise politique. Cette fois-ci, on voudrait les associer pour résoudre des questions plutôt d’ordre économique et social. C'est un peu le Dialogue économique et social, tant réclamé par les habitants des régions intérieures, qui se désintéressent depuis cinq ans des questions politiques et des arrangements partisans. Essebsi ne semble pas insister sur la participation de certains partis d’opposition, rebelles ou affaiblis sur le plan électoral et parlementaire. Il n’ignore pas qu’à part Ennahdha, les autres partis ont des nuisances limitées à l’échelle nationale.
Ce gouvernement d’union nationale aura normalement à établir une Charte minimale pour formaliser un accord général sur le programme prioritaire, à partir des points cités par le président Essebsi dans son entretien télévisé à Al Watania (emploi, lutte contre le terrorisme, corruption, régions, réforme de l’enseignement, de la santé, les jeunes). La proposition du Président est à elle-seule un désaveu cinglant du chef du gouvernement qu’il a lui-même nommé et de son action gouvernementale. Une action que le président critique maintenant ouvertement, annonçant sans doute que la fin est proche. Normalement, en régime parlementaire, un chef du gouvernement qui se fait l’écho de l’opinion et du sentiment politique général aurait déjà démissionné de son propre chef.
Hatem M’rad