Après le retour de Bourguiba, le retour de Ben Ali

 Après le retour de Bourguiba, le retour de Ben Ali


 


Hatem M’rad


Professeur de science politique


 


On comprend que les Tunisiens aient vivement souhaité le retour de Bourguiba en regardant le spectacle affligeant de l’Etat qui se décomposait sous leurs yeux sous la troïka. On comprend encore qu’ils étaient inquiets après 2011 par les menaces identitaires qui pesaient sur eux par le fait d’un parti islamiste dominateur, violent, passéiste, avide de liquider l’héritage identitaire tunisien et d’islamiser le pays, fût-ce par la force et l’intimidation. On comprend qu’ils étaient déçus par la nouvelle forme de démocratie, apparue à travers la partitocratie ou le pullulement partisan sans représentativité à l’ANC. On comprend enfin qu’ils soient démoralisés par un président de la République, Marzouki, volubile, imprévisible, non charismatique, plus droits-de-l’hommiste que chef d’Etat. Au pire, désigné à la tête de l’Etat à la suite de combinaisons politiques au sein d’une alliance, en dehors du suffrage universel. Bourguiba incarnait alors le souvenir d’une grandeur perdue, la personnalité et l’âme tunisienne. On oublie aussitôt son autoritarisme pour ne retenir que ses bienfaits générationnels. Essebsi lui-même doit la montée de son parti et son élection à l’image bourguibienne elle-même. Bourguiba, c’est l’histoire, il a eu raison de ceux qui voulaient bousculer l’histoire pour des raisons partisanes et personnelles.


 


Mais, on comprend mal certaines franges des Tunisiens, de plus en plus nombreuses, qui espèrent aujourd’hui franchement le retour de Ben Ali, sa réhabilitation, après avoir fait une révolution contre lui, après avoir retrouvé leur liberté en le chassant comme un malpropre, et provoqué sa fuite à l’étranger, après avoir fait mille procès contre lui, après avoir pâti 23 ans durant de sa cupidité, corruption et idiotie politique, après avoir supporté son clan, sa famille, son entourage, maîtres de l’espace public et de l’espace privé. On parle beaucoup de Ben Ali, on le défend, on le pleure, on réactive ses réseaux médiatiques, on le supplie dans une émission de télé ramadanesque, on évoque les « vingt glorieuses » de son règne, on loue sa stabilité policière. Bref, on demande des excuses à l’inexcusable Ben Ali. Il ne reste plus au peuple tunisien qu’à demander pardon à Ben Ali d’avoir fait une révolution contre lui, d’avoir retrouvé sa dignité, même à moitié encore. Il aurait sans doute mérité d’être installé dans le Panthéon des grands hommes, la patrie devant être reconnaissante. A Hammam-Sousse, on pourra lui ériger un mausolée  identique à celui de Bourguiba à Monastir. Ben Ali nous gifle, nous torture, emprisonne nos militants, nous prive de notre bien le plus cher, notre liberté, et nous, on n’a pas autre chose à faire qu’à demander sa consécration historique, en falsifiant sa mémoire et la nôtre.


 


Faut-il psychanalyser les Tunisiens ? Est-ce une question de culture politique ou de psychologie nationale ? Etienne de la Boétie n’a pas tort d’insister sur « la servitude volontaire », sans doute pire que la soumission involontaire, forcée, sous la menace, situation dans laquelle vivaient les Tunisiens durant un demi-siècle, avec une intensité variable selon les époques. Il faut croire que l’inconscient des Tunisiens, comme celui de beaucoup de peuples arabes et musulmans, reste ébloui par le culte du chef, de l’émir, du Général capable de manier l’épée et la brutalité. Ce qui explique d’ailleurs le retour des militaires intransigeants et l’accès d’Al-Sissi au pouvoir en Egypte par la volonté populaire.


 


Le comble c’est qu’on voudrait fêter le retour de Ben Ali avant même le processus de la justice de transition, avant même la reddition des comptes. Mais fêter quel retour ? Le retour du despotisme ou des lumières ? Réhabiliter quel statut ? La grandeur ou la décadence d’un règne? Accédant au pouvoir à la faveur d’un coup d’Etat, Ben Ali en est sorti à la suite d’une expulsion populaire. C’est cette « grandeur » politique-là que l’inconscient collectif tunisien cherche à réhabiliter. L’Etat policier était ainsi un moindre mal à notre misère économique actuelle. L’immobilisme politique était un moindre mal à l’agitation et aux bouleversements de la transition. La dictature avait des repères, la  transition démocratique n’en a plus. La dictature sans islamistes était bien préférable à une démocratie bondée d’islamistes. Le silence à l’égard de l’emprisonnement des militants politiques était le prix à payer du bien-être collectif. La corruption des Ben Ali et Trabelsi n’a rien à envier à la corruption de la moitié de l’économie tunisienne d’aujourd’hui par le marché parallèle, impliquant déjà une partie de la sphère politique.


 


L’inconscient collectif des Tunisiens traduit certainement un mal-être généralisé, celui du moment, de l’étape présente d’une transition en mal de leadership, de stabilité, de droit, de croissance économique, de développement. Les Tunisiens cherchent aussi à se réhabiliter eux-mêmes, à racheter leur silence devant l’infâme ou l’idolâtrie des chefs. Ben Ali nous rassure, et nous, on se rassure. Le problème, c’est de savoir pourquoi les Tunisiens, qui, après tout, se sont déchainés il y a cinq ans contre leur tyran avec la révolution, se complaisent de nouveau et soudainement avec lui. Désorientés ou charitables ? Versatiles ou oublieux ? Rationnels ou émotifs ? Justes ou injustes ? Libres ou assujettis ?


 


En tout cas, Ben Ali semble avoir retrouvé aujourd’hui un bilan, un bilan passant à pertes et profits, Dictature et Démocratie. La mal et le bien, quelle différence ? Le Mal est devenu le Bien et le Bien est devenu le Mal. La transition est déformante. Certains Rcédistes défendent ostensiblement « le miracle tunisien » qui a ébloui autrefois le président Chirac. Ils exècrent la Révolution qui les a privés du pouvoir, qui ne leur a pas laissé assez de temps encore pour achever leurs programmes impolitiques. Ils ont créé plusieurs partis pour défendre la bonne cause. On se les arrache dans les autres partis. Ils sont devenus miraculeusement destouriens, même si les Destouriens sont, eux, réfractaires au «  Rcédisme ». Bourguiba est d’un meilleur secours, même si on a béni la résidence surveillée du père de la nation. Mais, Ben Ali était le supérieur hiérarchique, qui a donné chance aux carrières politiques.


 


La réconciliation d’un peuple est une forme de noblesse que n’avaient pas les leaders antérieurs, c’est une des grandeurs des démocrates et de la démocratie. Les Tunisiens y croient dans leur majorité, ainsi que les partis. On se réconcilie certes, mais à travers une justice de transition, à caractère politique, juridique, économique ou morale, ou tout cela ensemble. Mais, on est persuadé que le cas de Ben Ali est spécial. Il était au pouvoir durant 23 ans. Tout ce qui s’est passé n’aurait pu se passer sans lui. Il a été jugé par défaut. Le peuple attend la mise en jeu de sa responsabilité.


 


Hatem M’rad