L’accord de Carthage, un nouveau contrat politique

 L’accord de Carthage, un nouveau contrat politique


Hatem M’rad


Professeur de science politique


La transition démocratique n’implique pas seulement une comparaison entre l’« avant » (autoritaire) et l’« après » (démocratique), elle implique aussi un examen approfondi et un intérêt accru du « pendant », un intérêt, lui, d’ordre pratique. Il s’agit, ne l’oublions pas, même après la fin de la phase officielle de la transition, clôturée par l’organisation d’élections définitives en 2014, d’une période de transformation, de changement, de mutation, supposant la mise en place d’un système politique et gouvernemental intermédiaire. La fin de la transition officielle n’est pas la fin de la transition réelle. C’est une transition de fait qui commence aujourd’hui, qui a encore de longues années devant elle. Celle-ci ne prendra vraisemblablement fin qu’une fois que se seront stabilisées et consolidées les nouvelles institutions et mœurs démocratiques, sérieusement menacées par des obstacles internes et internationaux de toutes sortes.


 Une démocratie consolidée, qui repose sur deux éléments, la démocratie et la solidité, peut s’enorgueillir de ne pas être malmenée par le jeu politique entre majorité et opposition. Ce n’est pas le cas de la démocratie de transition, une phase juxtaposant la destruction à la construction, qui nécessite l’inclusion de tous et la protection des exclus de la transition. Une simple majorité, même de coalition, peut difficilement gérer à elle seule, à la fois la transition politique, la transition économique et la transition sociale au milieu d’une insécurité menaçante. Ce sont des transitions différentes, porteuses de logiques et dynamiques spécifiques et contradictoires. D’où cette « intensité transitionnelle », source de conflits, de déchirements et de débordements pour chaque gouvernement. Gérer simultanément le passé, le nouveau, le présent et l’avenir n’est pas chose aisée pour les gouvernements de transition. La troïka a échoué après 2011, tout comme le gouvernement de coalition d’après 2014, à un degré moindre.


Le problème que pose la transition tient à une chose : comment sauver la démocratie ? La réponse est simple : la transition démocratique, comme la démocratie tout court, nécessite toujours le recours au compromis. La transition est multiconflictuelle, elle est inévitablement une phase historique de crise. Alors que le compromis est une forme de régulation des conflits, sans doute la meilleure. Nous n’avons pas cessé de le dire et de l’écrire depuis le début de la transition il y a cinq ans, il est difficile et compliqué de gérer politiquement une transition démocratique, au sortir d’un régime autoritaire monopolistique, sans recourir au procédé du gouvernement d’union nationale ou de gouvernement de consensus. C’est moins une question de choix intellectuel ou idéologique qu’un procédé pragmatique nécessaire, voire vital, propre à gérer une situation elle-même exceptionnelle et pleine de défis.


Il a fallu cinq ans de transition pour que les acteurs politiques tunisiens se rendent à l’évidence de la logique des transitions. Ils ont cru régler la question à la suite du dialogue national en 2013, qui a débloqué une grave crise politique par un consensus ayant abouti au gouvernement consensuel de Mehdi Jomaâ. Mais ce gouvernement, plus ou moins consensuel, plus ou moins imposé, n’avait pas de mandat général pour gouverner et sortir le pays de la crise, mais juste un mandat spécifique (maintenir les choses en l’état et ne pas procéder à des réformes importantes) et très limité dans le temps (12 mois environ : du 29 janvier 2014 au 6 février 2015). Sa mission devait prendre fin dès l’organisation des élections présidentielles et législatives. Ces deux élections ont permis de dégager une nouvelle majorité : celle de Nida Tounès, appuyée par l’élection de son leader Béji Caïd Essebsi à la présidence. Le gouvernement de coalition de Habib Essid, succédant à celui de Jomâa, en février 2015, n’a pu malgré son poids politique et parlementaire, satisfaire aux exigences de la phase transitoire, même s’il a marqué des points en matière de sécurité publique. Ce gouvernement officialisait pourtant un compromis entre modernistes et islamistes, entre les deux grands partis rivaux du pays et deux autres partis. Mais, paradoxalement, il était rejeté à l’intérieur de la coalition par le parti majoritaire lui-même, Nida, qui voulait de lui-même désigner le chef du gouvernement, comme l’y invite la Constitution, et rejeté aussi de l’extérieur par une partie de l’opinion.


Aujourd’hui, le Président Essebsi a proposé l’initiative du gouvernement d’union nationale. Car, visiblement, ni l’adoption d’une Constitution de transaction, ni les élections démocratiques de 2014, ni le gouvernement de coalition entre quatre partis, dirigé par un technocrate, n’ont suffi pour gérer les difficultés de la transition. Pourtant, dans toutes ces démarches, on était dans l’esprit du processus du Dialogue national, dans la sphère des compromis. L’initiative du gouvernement d’union nationale est toujours dans cet esprit. Outre les neuf partis qui ont signé « l’accord de Carthage », on trouve d’ailleurs, l’UNAT (agriculteurs), mais surtout les deux principales organisations nationales, comme l’UGTT et l’UTICA, les deux forces sociales qui ont parrainé le Dialogue national dans le cadre du Quartet, et qui sont aujourd’hui les plus susceptibles de renforcer le compromis gouvernemental.


Dans d’autres pays, un gouvernement d’union nationale aurait pu se passer des organisations nationales, pas en Tunisie. L’UGTT est historiquement à la fois une force sociale et une force politique, qui a toujours influé sur le jeu politique. D’autant plus que la véritable adjonction en matière de compromis et en termes de forces politiques par rapport au gouvernement Essid, c’est ici la participation de ces grands syndicats. La participation de Machrou’ Tounès (27 sièges à ce jour) donne certainement du poids au prochain gouvernement. Les quatre autres partis restants : Joumhouri (1 siège), Mouvement du peuple (3 sièges), Moubadra (3 sièges) et Al-Massar (sans sièges), élargissent la base politique du consensus, sans renforcer substantiellement le poids réel de l’union (7 sièges à eux quatre).


Si bien qu’au total, d’après les signataires de l’accord de Carthage, le gouvernement d’union nationale est soutenu par neuf partis représentant 192 sièges sur 217, c’est-à-dire 88 % des sièges au parlement. Ce qui n’est pas rien sur le plan arithmétique, si on ajoute les 600 000 adhérents de l’UGTT et les 150 000 membres de l’UTICA. Au total, même si l’union nationale laisse en dehors d’elle des partis de gauche et de centre gauche, représentant 25 sièges au parlement (Front populaire, CPR, Alliance démocratique…), elle n’a pas moins permis pour l’instant à Béji Caïd Essebsi, son initiateur, de gagner son pari d’élaborer un nouveau contrat politique entre gouvernants et opinion. On ne peut pas maintenant lui reprocher de ne pas agir.


La partie n’est pas encore gagnée. Le consensus doit encore se poursuivre dans les négociations sur les méthodes du prochain gouvernement (quelques points ont été déjà acceptés dans l’accord signé, notamment les 7 points de la VIe partie), sur la désignation du premier ministre et les membres du gouvernement, et enfin à l’épreuve du pouvoir, où quelques susceptibilités peuvent toujours apparaître dans un gouvernement ayant une base aussi élargie et devant agir sur une longue période, jusqu’à la fin du mandat de l’ARP en fin 2019. En d’autres termes, il incombe à toutes les parties de maintenir cet accord dans l’action politique, ce qui est plus difficile. Des contradictions et discordances peuvent toujours apparaitre de manière soudaine, ainsi que des interventions de l’extérieur. L’opposition restante, qui s’oppose désormais, non pas à une majorité ou à une coalition, mais à un gouvernement d’union nationale, peut toujours tenter de semer la zizanie entre tout ce beau monde et faire apparaitre les contradictions entre les différentes parties du gouvernement. L’opposition, elle-même dispersée, pourra toujours, pour sa part, si le gouvernement d’union nationale arrive à gérer la situation de manière satisfaisante, être perçue comme une opposition à la nation entière ou au pays. Chose qui risque de marginaliser encore sa situation. L’inverse peut aussi se produire, si ce gouvernement échoue à rétablir la situation. Pour l’heure, la Tunisie, encore déclassée il y a quelques jours par la Banque mondiale, en passant du groupe à revenu intermédiaire supérieur au groupe à revenu intermédiaire inférieur, ne peut plus se permettre de rester les bras croisés, et ne pas agir vigoureusement sur le plan politique.


Espérons qu’au moins ce gouvernement d’union nationale arrive à se faire respecter et à imposer toute l’autorité de l’État requise, une demande tant attendue par l’opinion, chose qui a fait défaut depuis cinq ans et demi, pour qu’il puisse vraiment agir et résoudre tous les problèmes en suspens.


                                                                           Hatem M’rad