Où finissent les conflits, où commence l’Entente ?

 Où finissent les conflits, où commence l’Entente ?

Le Premier ministre tunisien Youssef Chahed et le secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail


Un des paradoxes de la Tunisie, c’est qu’alors que la situation semble s’améliorer de proche en proche sur le plan sécuritaire (un meilleur contrôle et une meilleure prévention des attentats), politique (accord de Carthage stabilisant la vie politique), gouvernemental (l’ordre public s’impose de plus en plus aux récalcitrants), diplomatique (les liens traditionnels sont patiemment retissés), les agitations sociales ont encore du mal à se calmer. Le bras-de-fer continue entre le gouvernement et l’UGTT. 


Il est vrai que la confiance semble renaître progressivement, tant à l’échelle interne qu’à l’échelle internationale. Il n’est pas facile de restaurer une confiance détruite spectaculairement trois ans durant par les islamistes et la troïka, après la rupture des relations diplomatiques tunisiennes avec une bonne partie du monde et de ses amis sous la présidence de Moncef Marzouki. Le mérite du gouvernement de Youssef Chahed, peut-être aussi suite à un heureux concours de circonstances, c’est qu’il est en train, en un bref passage, sous la bienveillante autorité du président Essebsi, de tenter de reconstruire fermement la baraque.  La rupture est aisée, la restauration l’est moins, surtout lorsqu’il s’agit de confiance, ce phénomène politico-psychologique. La Tunisie revient de loin.


La réussite spectaculaire de la conférence internationale sur l’investissement, organisée le 29 et 30 novembre à Tunis, vaut moins par les sommes, dons, crédits et promesses d’investissements engrangés que par la confiance qu’inspire enfin la Tunisie politique à l’étranger, aux investisseurs internationaux et aux instances internationales. On a écrit que « la démocratie ne nourrit pas le peuple ». Il faut répondre qu’au contraire, c’est la situation démocratique de la Tunisie, qui devient certainement plus visible avec la relative stabilité sécuritaire et politique,  qui a contribué largement à inspirer confiance aux investisseurs internationaux, qui ont répondu présents aux offres de projets élaborés par le gouvernement et partenaires privés tunisiens. Et pourtant, les citoyens ne sont pas encore rassurés par les agitations permanentes, même si celles-ci ont perdu de leur intensité.


En Tunisie, on a tendance à croire que la démocratie nous donne tous les droits, nous ouvre un champ de liberté illimitée, nous invite à défendre rigidement nos positions, sans tenir compte des droits et des intérêts légitimes des autres. L’altérité n’est pas la première qualité des Tunisiens, loin s’en faut. Pour les partis minoritaires et contestataires, les groupes sociaux et professionnels, les syndicats, la démocratie est une aubaine. Elle permet moins de résister, de s’opposer institutionnellement, de contrôler les abus du pouvoir que d’empêcher le gouvernement de décider. L’intérêt sectoriel prime souvent l’intérêt national (tant que l’individu n’est pas satisfait, l’intérêt national reste son pire ennemi), et l’immédiat l’emporte sur la durée. C’est le propre de la nature humaine.


 L’UGTT rappelle au gouvernement le contenu de «  l’accord de Carthage », convenu d’un accord commun, relatif aux augmentations salariales de 2017. Le gouvernement reconnait certes la réalité de cet accord. Mais, comme il n’est pas en mesure d’honorer ses engagements dans l’immédiat, il tente d’en reporter l’application, voire de la conditionner par l’espoir de réalisation d’une meilleure croissance économique en 2017. D’autant plus qu’il doit tenir compte des exigences du FMI en matière de contrôle des dépenses publiques.


L’UGTT se sent trahie, le gouvernement n’ayant pas tenu parole. On le sait, pour ce dernier, c’est quasiment un état de nécessité : les caisses sont vides. L’UGTT demande de faire payer les riches, les fraudeurs, les corrompus, « les blanchisseurs » d’argent, les barons du marché parallèle, qui ne cessent de frauder le fisc et l’argent des contribuables. Il n’est pas question pour elle que les salariés et les classes défavorisées assument seuls les difficultés budgétaires de l’Etat. Elle demande au gouvernement d’honorer ses engagements au moyen d’une lutte impitoyable contre tous ces fraudeurs. Une lutte ou une chasse qui permettra de faire rentrer de l’argent dans les caisses de l’Etat. Le gouvernement promet de continuer sa lutte contre les fraudeurs, mais demande à l’UGTT de faire un effort, voire un sacrifice national, pour quelques mois de report. C’est le cercle carré. La situation est bloquée. L’UGTT annonce une grève de la fonction publique, prévue pour le 8 décembre, pour faire pression sur le gouvernement avant le vote du budget. Mais, les deux partenaires ont eu le mérite de ne jamais interrompre la négociation. Le président Essebsi et Houcine Abbassi ne cessent de discuter à ce sujet.


Par ailleurs, les avocats s’estiment lésés par le projet de loi de finances de 2017, qui tend à soumettre les avocats à un régime fiscal spécial, à travers le changement de la méthode de paiement des impôts, en exigeant  un timbre fiscal sur toute personne active dans le secteur. Cette proposition permettra à l’Etat de recueillir des fonds non négligeables et d’exercer un contrôle supplémentaire et préalable, en donnant à l’autorité judiciaire des outils pour surveiller le travail de l’avocat. Une grande partie des avocats ont déclaré ne pas payer l’impôt. Ils ont fait une grève de protestation. Le conflit n’arrive pas encore à s’éteindre, même si un des articles contestés (article 31) a été adopté le 2 décembre à l’assemblée, les avocats voulant laisser traîner les choses à l’approche du vote du budget. L’opinion est  révoltée contre les avocats qui ne veulent pas assumer leur devoir fiscal, à un moment où toutes les catégories sociales sont appelées à faire des sacrifices. L’appui de l’opinion pousse d’ailleurs le gouvernement à passer outre les revendications des avocats.


D’autres conflits sont plus artificiels, comme celui du syndicat des enseignants du primaire et du secondaire, motivés par des considérations politiques ou de leadership syndical en prévision du prochain Congrès de l’UGTT, qui va renouveler ses instances dirigeantes. Les slogans brandis lors de leurs manifestations devant le siège du ministère de l’Education, comme le « Dégage Néji Jalloul », visent moins des questions de fond que la personne du ministre de l’Education. Un ministre un peu trop médiatique et trop cassant à leur goût. Il reste que beaucoup veulent prendre la place du ministre moderniste, réformiste et laïc, y compris parmi les militants islamistes et nationalistes.


Pourquoi tous ces conflits alors que la situation de la Tunisie est en train de s’améliorer ? Fondamentalement, la démocratie ne survit pas à l’anarchie et à l’indiscipline, pour peu que les valeurs fondamentales sont plus ou moins respectées (l’ordre public est intransigeant et impitoyable dans une grande démocratie, comme les Etats-Unis). Structurer et discipliner l’action des forces vives, partisanes, syndicales ou associatives, n’est pas une mince affaire en démocratie, et notamment de transition. Seulement, il est un seuil à partir duquel la volonté conflictuelle des groupes se transforme en mésentente collective, notamment lorsque cette même volonté cherche à nuire ou à casser plutôt qu’à construire ou à satisfaire un objectif légitime.


 Le conflit est censé mener à l’Entente, pas à perpétuer indéfiniment le conflit. Le conflit n’existe pas pour le conflit. Il est vrai que la phase de transition et les difficultés économiques de la Tunisie ne facilitent pas les choses. Le gouvernement doit chercher à faire des accords durables et non éphémères ou circonstanciels avec les partenaires sociaux. Il vaut mieux faire des contrats de longue ou moyenne durée, des accords sociaux étalés dans le temps, pour deux ou trois ans que de faire du rafistolage. C’est aussi une question de méthode. Le conflit, souvent le même conflit, est permanent, jusqu’à paraître insoluble à l’opinion en se perpétuant indéfiniment, alors qu’il l’est en réalité. Comme le dit le bon sens populaire, « tout problème a une solution ». Les gouvernements successifs assument ainsi en partie leur responsabilité, lorsqu’ils font du replâtrage ou négocient mal un accord, en promettent parfois des avantages juste pour sortir des difficultés de l’instant. Le lendemain, le même conflit, résolu de manière approximative, réapparaît avec force. Un conflit doit être résolu, pas laissé en suspens jusqu’à empoisonner la vie politique et sociale, même si d’autres conflits vont réapparaître le lendemain. Un même conflit non résolu, créera inévitablement par un effet enchaînements, d’autres conflits dérivés. Cela posera, à l’évidence, un problème de gouvernabilité et d’Entente.


Hatem M’rad