Trois ans sous la nouvelle Constitution

 Trois ans sous la nouvelle Constitution

Moncef Marzouki (C)


La Constitution tunisienne de 2014, trois ans après : quel état des lieux ? Sans vouloir troubler le juriste en nous, je dirais simplement que la Constitution tunisienne n’existe toujours pas. Le texte constitutionnel a certes été écrit, ce qui constitue en soi une grande avancée. Mais ceci donne-t-il existence à une Constitution tunisienne ? On est tenté de répondre par la négative. 


C’est la mise en œuvre de la Constitution qui fait son « être », le texte de la Constitution n’étant qu’un simple « paraître ». Un texte n’a pas de sens en soi, tant qu’il peut avoir tous les sens. C’est l’interprétation qui lui donne corps, qui transforme les mots en choses et le néant en être. Des articles rédigés en termes identiques peuvent avoir des sens opposés selon le paradigme axiologique et/ou politique en vigueur à un moment donné.


La Constitution est donc un outil, un simple outil. C’est l’usage qui en est fait qui lui offre une essence, en aval. Mais, en amont, il y a également une aspiration. Et l’aspiration qui a animé tout le processus constituant en Tunisie a été, à n’en pas douter, l’établissement des fondements d’un régime démocratique dans notre pays.


Le caractère démocratique du texte constitutionnel : « Les mots et les choses »


Les mots disent-ils bien les choses ? La Constitution est un texte écrit. C’est un « déterminant ». Il est censé exprimer l’existence d’un « déterminé » toujours en fuite, toujours improbable. Ceci nous poussera à s’interroger sur le contenu du texte constitutionnel en soi, sur sa « rédaction », sa « confection ».


Est-ce que la rédaction de la Constitution tunisienne de 2014 est à même d’en faire une Constitution démocratique ? La réponse à cette question ne peut être que nuancée. A ce niveau, la Constitution tunisienne de 2014 se présente certes comme un texte démocratique, mais la rédaction de certaines de ses dispositions est de nature à remettre en cause cette évaluation positive. Ceci apparaît au niveau de la consécration des droits et libertés par le texte constitutionnel, mais aussi au niveau de la conception du pouvoir telle qu’elle ressort de ce même texte.


La Constitution de 2014 présente un catalogue des droits plus progressiste et plus complet que celui de la Constitution de 1959. Nous insisterons surtout sur la place désormais accordée aux droits économiques et sociaux, qui plus est, sont combinés avec les droits civils et politiques. Nous relevons, en rupture avec l’ancienne Constitution, la consécration de la liberté de conscience, des libertés académiques, du droit de disposer de soi ainsi que la formulation bicéphale de l’article 36 qui consacre à la fois le droit syndical et le droit de grève. Mieux, la Constitution de 2014 a même introduit les droits de la troisième génération dans son texte: le droit à l’environnement et le droit de l’environnement.


Toutefois, la formulation du texte constitutionnel présente des lacunes. Des formules « fourre-tout », des termes ambivalents, des néologismes indéfinis, des silences assourdissants ; que de remparts à la compréhension du texte constitutionnel. Simple reconduction de l’article 1er de la Constitution de 1959, l'actuel article 1eren reprend la formule : La Tunisie est un Etat…« sa » religion est l’Islam. Ceci fait renaître de ses cendres, tel un phénix, une question ancienne : l’article est-il descriptif ou prescriptif ? Ceci n’est pas, non plus, sans avoir de répercussions sur le caractère de l’Etat défini, encore une fois, par un terme indéfini : « l’Etat civil ». Par ailleurs, au-delà de la consécration du principe de la proportionnalité en tant que critère d’évaluation de la limitation des droits et libertés via l'article 49, ce qui constitue une avancée démocratique majeure, une série de problèmes ayant trait à la formulation de cet article persiste, parmi lesquels la question de la relation qui pourrait exister entre certaines limites spécifiques, telles que celles contenues dans l’article 6, l’article 22 et l’article 41… et cette clause limitative générale. La Constitution n’en dit rien.


Au niveau de la conception du pouvoir, les choses ont nettement changé. L’on est déjà dans un nouveau système politique. Du système présidentiel ou présidentialiste à une forme de système parlementaire, la Tunisie se trouve dans une nouvelle posture. Le réagencement des pouvoirs s’est opéré au niveau des relations entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, avec en plus, l’apparition de la justice, non plus comme une simple autorité/service public, mais comme un véritable pouvoir. Le rapport entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif a changé. Rapport entre pouvoir législatif et pouvoir exécutif certes, mais il y a aussi le rapport entre « les têtes » d’un pouvoir exécutif bicéphale. Le Président de la République n’est plus ce qu’il était, le chef du Gouvernement récupérant la plupart de ses anciennes prérogatives. Par ailleurs, le réagencement du pouvoir s’est également opéré de façon verticale à travers la consécration d’un nouveau « pouvoir local », d’un véritable pouvoir décentralisé.


Les mots de la Constitution disent-ils bien ces choses ? La réponse est toujours la même. L’ambiguïté est maintenue. Qu’est-ce que la « concertation » présentée comme principe d’agencement des relations entre le Président de la République et le chef de Gouvernement. Que veulent dire les treize articles du Chapitre VII relatif au pouvoir local dont la formulation, et au-delà de son ambigüité intrinsèque, implique à la charge de l’Etat des obligations dont la réalisation est, le moins que l’on puisse dire, difficile.


Ainsi, une question réapparait : Pourquoi le texte constitutionnel est si ambigu ?Une réponse de linguiste serait de dire parce que les mots disent ce qu’ils veulent dire, non ce que nous voudrions leur faire dire (Wittgenstein). L’on croit dire à travers les mots, mais, généralement, on ne dit rien, presque rien ou pas assez. Parfois, l’on dit même autre chose. Toujours, les mots ont une existence séparée de la volonté de leur auteur. Ils évoluent en complète indépendance de leur créateur. Un juriste adepte de la théorie réaliste de l’interprétation de Troper dirait que, c’est parce que le texte ne passe de l’existence normative par la force à l’existence normative de fait qu’à travers l’interprétation. Un texte juridique ne devient une norme qu’au moment où l’interprète, le véritable auteur de la norme, intervient.


L’interprétation démocratique de la Constitution : « L’être et le néant »


Le texte n’a pas de sens préexistant à son application. Celui-ci provient de la lecture que l’on fait du texte. L’analyse du texte constitutionnel se révèle donc comme un simple « préalable » nécessaire, afin de juger du caractère démocratique de la Constitution de 2014. Mais ce préalable n’est guère suffisant. Il faudrait s’interroger sur l’exercice démocratique du pouvoir.


Cette question peut être traitée à travers l'analyse de la nature du texte constitutionnel, objet de l’interprétation, en tant que texte de compromis. Elle peut l'être également à travers l'étude des acteurs de l'interprétation, à savoir le pouvoir législatif, d'une part, et la future Cour constitutionnelle, d'autre part.


La Constitution de 2014 présente un caractère consensuel certain. Adoptée par 200 membres de l’Assemblée nationale constituante sur 216 malgré les questions controversées sur lesquelles les constituants ont débattu pendant des mois, elle s’analyse en un « compromis dilatoire » (Schmitt) ajournant la décision constitutionnelle, la véritable, à un autre moment.


Le consensus, souvent applaudi, nous a donné une Constitution dans laquelle chacun trouve ce qu’il cherche ; une constitution dans laquelle chacun a mis ce qu’il voulait. C’était le prix à payer pour arriver à avoir une Constitution. Et le texte fourmille d’exemples illustratifs de ce constat. Depuis le Préambule qui parle à la fois des « préceptes de l’Islam et des « valeurs universelles des droits de l’Homme » jusqu’à la « définition » de l’opposition dans l’article 60 en passant par l’article 6 sur la liberté de religion. Ceci empêche de parler d’une interprétation harmonieuse de la Constitution, même en présence de ces fameux « principes constitutionnels intangibles » dont l’utilité est contestable et le rôle est variable d’une expérience à une autre. Ces principes qui pourraient être analysés comme des repères interprétatifs pèchent par leur indétermination. On en veut pour preuve l’article 2 qui traite du caractère civil de l’Etat. Assorti d’une « clause d’immunisation contre la révision », cet article n’a toujours pas de contenu clair. Qu’est-ce qu’on immunise donc contre la révision ? « Le je-ne-sais quoi ou le presque-rien » (Jankélévitch). Pire, ces mêmes principes intangibles ne sont pas protégés contre la révision dans l’absolu. Un changement constitutionnel total pourrait entrainer leur suppression ou même leur remplacement par des principes opposés. D'aucuns semblent ne pas être d’accord avec cette idée et s’appuient pour la réfuter sur le constat de la continuité constitutionnelle caractérisant ces principes qui transcendent les régimes dans certains pays. Mais faut-il rappeler que si l’on a pu constater à partir de certains exemples l’existence d’une continuité constitutionnelle de ces principes, il est clair que ce n’est pas la limitation constitutionnelle de leur révision qui l’a permis.


La Constitution de 2014 contient donc des articles de compromis, des dispositions nées du consensus ; ce processus politique informel basé sur l’acceptation tacite. Ce consensus était le résultat d’un rapport de force équilibré entre islamistes et modernistes qui les a conduit à reporter le débat plutôt que de le résoudre. Cette solution nous a donné un texte constitutionnel ouvert à toutes les interprétations, un texte dont le sens, l’existence, dépendrait  du rapport des forces politiques dans la société. Ces forces sont exprimées par des institutions : des organes et des pratiques. Ces forces agissent en fin de compte comme les véritables auteurs de la Constitution qu’on souhaiterait être démocratique.


Deux acteurs sont généralement évoqués: le pouvoir législatif et la Cour constitutionnelle. Nous leur ajouterons un troisième élément, qui s’analyse plutôt comme un déterminant du sens de l’interprétation.


Quant au pouvoir législatif, celui-ci se présente d’emblée comme un acteur politisé. La pratique du pouvoir législatif consécutive à la Constitution de 2014 montre plutôt un éloignement par rapport aux fondements démocratiques contenus dans le texte constitutionnel. L’écart qui existe entre énoncer les principes constitutionnels et les mettre en œuvre peut également être démontré à travers le processus de mise en place de la démocratie locale. En outre, le processus interminable de la mise en place du Conseil supérieur de la magistrature (même après l'élection de ses membres) et les pratiques intolérables qui l’ont accompagné en sont la preuve irréfutable. Nous risquons de voir sortir par la fenêtre législative ce qui a pu entrer par la porte constitutionnelle.


Ce risque est d’autant plus réel en l’absence actuelle d’une Cour constitutionnelle. Une Cour constitutionnelle est aujourd’hui une véritable jurisdictio. Elle dit le droit en contrôlant l’Assemblée des Représentants du Peuple, non seulement dans son travail en tant que pouvoir législatif, mais aussi dans son œuvre en tant que pouvoir constituant dérivé. Elle dit le droit également en contrôlant le pouvoir exécutif, ce qui représente une évolution de taille. Mais, l’on est aujourd’hui devant une grande inconnue. Ni la composition de la Cour, ni les modes de sa saisine ne l’immunisent totalement contre la récupération politique. Un autre risque est celui relatif au résultat du travail interprétatif de la Cour. L’œuvre prétorienne est elle-même objet d’interprétation. Ses jugements, ses interprétations sont eux-mêmes interprétables. Et l’on se retrouve de nouveau dans ce cercle infernal de l’interprétation dû cette fois-ci, non pas à la récupération du droit par la politique, mais à ce que certains appellent « politique jurisprudentielle ».


Le dernier point à évoquer serait celui de l’existence de certains déterminants politiques et/ou sociologiques qui pourraient intervenir dans la détermination du sens à donner aux termes de la Constitution. L'on peut penser à l’influence que pourrait avoir une situation de cohabitation sur la relation entre les pouvoirs. Il en est de même pour le fait majoritaire. Le sens de la Constitution est donc largement commandé par la régulation politique de la vie institutionnelle.


En somme, l’histoire ressemble à ce vers du poète chinois Zhung Zi : « Ce que la chenille appelle la fin du monde, le maître l’appelle un papillon ».


Khaled Mejri