Modernisation rampante contre islamisation rampante
Le formel doit être confronté au formel (institutionnel) et l’informel à l’informel (sociétal), du moins pour ce qui est du cas spécifique de la lutte contre l’islamisation rampante. Il est temps de penser à diversifier les moyens de lutte contre l’islamisme : tant l’islamisme politique et électoral que l’islamisme social rampant, qui, lui, tend insidieusement à changer radicalement nos modes de vie en douceur, voire dans la clandestinité, ainsi que, en conséquence, nos convictions profondes et notre civilisation.
En Tunisie, comme ailleurs dans le monde arabe, on ne peut pas compter seulement sur l’action politique, sur un hypothétique grand parti réformiste ou sur des alliances électorales tendant pour limiter la force islamiste. On ne peut pas non plus compter totalement sur un boom économique encore plus hypothétique, sur une réforme éducative malmenée à la base, ou sur une bataille des idées, dialogue des sourds, pour repousser les visées islamistes. D’autres moyens sont nécessaires, qui peuvent être aussi bien diversifiés, que de même nature que ceux utilisés par les islamistes eux-mêmes, pour peu que les acteurs politiques, économiques, sociaux et associatifs s’en donnent la peine.
Sur le plan intellectuel, la bataille des idées n’est plus suffisante et n’a pas toujours l’impact escompté, sans doute faute de grandes pensées profondes contemporaines, des idées-choc, du type de celles de Ali Abderrazik. Des pensées pouvant être opposées aux lectures coraniques dogmatiques, « sacralisantes » et éternelles des islamistes. Il faut savoir que les démocrates modernistes lisent pour la plupart des écrits progressistes et modernistes, quelques spécialistes lisent pour leurs recherches personnelles l’exégèse islamique. Arabophones ou francophones progressistes s’expriment et écrivent très souvent pour eux-mêmes ou pour leurs semblables, à l’intérieur de leurs propres cercles idéologiques et sociaux de plus en plus étroits. Pareil en face. Les partisans de l’islamisme lisent des écrits, littératures ou vulgates islamistes des prédicateurs orthodoxes ou actuels. Ils ne lisent pas la littérature des modernistes et des laïcs. On les voit dans les salons de livres. Les adeptes et sympathisants islamistes se précipitent aux rayons offrant des livres sur l’islam, la chariâ, le salafisme. Ils sont à l’affût des prédicateurs du Proche-Orient, « innovants » dans le passéisme traditionnel. Le salafisme est certainement une marchandise ambulante au XXIe siècle. Il suffit d’avoir des chaînes satellitaires, des radios, des livres de doctrine et des portables. Si les intellectuels modernistes ont la curiosité de lire les écrits islamistes, l’inverse n’est pas vrai. Société ouverte et société fermée vivent séparées physiquement, géographiquement et intellectuellement dans le monde arabo-musulman, comme en Tunisie.
Sur le plan politique, les alliances des partis laïcs progressistes et réformistes ont certes pu venir à bout de l’islamisme parlementaire pour l’écarter du pouvoir en 2014. Encore faut-il que cela dure. Aujourd’hui les alliances de Nida Tounès et d’autres partis réformistes sont paradoxalement conclues avec les islamistes. Plusieurs partis laïcs, et notamment le parti vainqueur des élections législatives, se rendant à l’évidence du poids d’Ennahdha, réclament une trêve politique pour surmonter une transition compliquée. Ennahdha elle-même se complait à se fondre dans un partenariat laïco-islamiste. Elle a besoin de rassurer et de préparer une nouvelle stratégie. Ennahdha est plus qu’une force politique ou électorale ou parlementaire, elle est encore une force sociologique, comme l’attestent ses résultats électoraux successifs de 2011 et 2014.
Ces élections illustrent un fait patent. Qu’Ennahdha réussisse ou échoue au pouvoir, comme durant la troïka, elle ne garde pas moins intact son poids électoral et parlementaire, son influence politique et son implantation sociologique sur tout le territoire national. L’islam ne cesse de ramper. Les hurlements des démocrates laïcs, progressistes ou libéraux, contre le spectre théocratique ne changeraient pas la donne. En politique, il faut combattre un fait, moins par des protestations verbales ou écrites, que par un autre fait. Pour l’instant, les islamistes constituent le tiers du corps électoral, mais leur influence dans la vie sociale est nettement supérieure à ce tiers électoral, en raison des moyens et des outils dont ils disposent : argent, mosquées, associations caritatives, écoles coraniques, pèlerinage, omra, qui se surajoutent à la passivité des modernistes. Des outils qui se sont avérés efficaces dans les zones et quartiers populaires et mêmes moins populaires. Sans compter la radio zitouna, 2e en audience, présente partout : dans les cafés, épiceries, vendeurs de fruits secs, fruitiers, magasins de vêtements, devenus tous des mosquées-bis. L’islamisation rampante progresse d’elle-même.
De même sur le plan éducatif, un grand chantier a été ouvert par le Ministère de l’Education. Une réforme tendant à re-moderniser l’âme sociétale des Tunisiens « traditionalisée » par l’usure du temps autoritaire, à marquer d’autres progrès de la raison, en net recul depuis quelques années, et de limiter l’effet jihadiste. L’essoufflement des réformes bourguibiennes initiales est une réalité. Une réforme éducative est toutefois une œuvre de longue haleine dont les résultats ne peuvent être porteurs qu’à long terme. Par ailleurs, ayant pris peur des réformes engagées par le ministre de l’Education Néji Jalloul, les islamistes ont commencé à les saboter avec l’aide des syndicats des enseignants du secondaire et du primaire. Pourquoi ? Parce qu’ils n’ignorent pas qu’une réforme éducative d’envergure a un effet sociétal dans la durée. Elle est de nature à orienter les modes de vie et de pensée. Elle a, en un mot, un effet de modernisation rampante pouvant nuire à l’islamisation rampante.
En réalité, face à l'islamisation rampante et patiente dans la société, grâce à l'argent lui aussi rampant des wahabites, il faudrait faire du modernisme rampant, de manière à faire retourner aux islamistes leurs propres moyens. Il y a une douzaine de milliers d’associations en Tunisie, mais que peuvent-elles face aux deux ou trois cents associations caritatives islamistes qui brassent les milliards des wahabites ? Elles n’ont pas les moyens financiers pour avoir un effet sociétal. Les milliardaires tunisiens gagneraient à jouer les mécènes en créant fondations et associations, en les orientant vers la défense des valeurs modernes et de progrès. Ils peuvent financer œuvres artistiques, pièces de théâtre, films, créer des éditions, des entreprises de presse et des médias puissants d'envergure internationale, subventionner des séjours scientifiques à l'étranger pour des jeunes étudiants dépourvus de moyens, des vacances pour enfants et jeunes démunis, organiser des manifestations de tous genres, en investissant dans la construction de grands centres de Congrès, en créant de grands centres de loisir, des maisons de jeunes et de culture dans les régions marginales du sud et de l’ouest.
Ces promoteurs ne manqueraient pas d’avoir des retours. Ce n’est pas peine perdue. C'est ce qu'ont fait déjà les grands mécènes fortunés à la tête de grandes fondations aux Etats-Unis et en Europe, comme les Ford, Rockefeller, Guggenheim, Rothschild. Comme le font aujourd’hui les de Noailles, Cardin, Saint-Laurent, Weisweiller, Georges Soros, Boone Pickens, Cordelia Scaife May, Bill et Melinda Gates Foundation ou la SiliconValley Foundation, qui développent leurs programmes dans des activités diverses : l’intégration des populations immigrées, l’éducation, les universités, les bourses d’études, les aides aux plus défavorisées. Des actions pouvant aider à prévenir le mal et l’horreur à la source par des actions concrètes et variées, non politiques, ou inconnues du monde politique.
Les hommes d’affaires et les milliardaires tunisiens ont déjà financé à travers l’UTICA la reconstruction et la restauration des écoles, collèges et lycées délabrés dans différentes régions. C’est une bonne chose. Ils peuvent encore pousser plus loin leurs actions. Quand on veut maintenir un mode de vie moderne et défendre des choix de société, il faut en payer le prix. Il ne suffit pas de hurler avec les loups si on veut se défendre contre l'islamisme rampant, il faut produire des antidotes. Lutter contre un fait par un autre fait, créer d’abord un fait moderniste. Voilà le travail de fond qui reste à faire. Le vote n’est que la récolte de la semence.
Hatem Mrad