Les Imams se suicident aussi

 Les Imams se suicident aussi

Illustration – FAROOQ NAEEM / AFP


Pour les trois suicides enregistrés et médiatisés dans la seule journée de l’Aid, combien d’autres ont été enterrés dans les tréfonds des mémoires de familles traumatisées à travers le Maroc ? Les trois personnes (deux hommes et une femme) ne se connaissaient ni d’Adam, ni d’Eve puisque le riche MRE résidait à Berrechid, la pauvre dame à Essaouira et le plus problématique à Chichaoua. Pourquoi commettre l’irréparable un jour de fête et pas n’importe quelle fête, l’Aid El Kebir (traduisez la grande fête, la plus grande de toutes) ? La question mérite réflexion. 


Depuis Emile Durkheim, le père de la sociologie moderne on a bien intégré l’idée que le suicide constitue un dysfonctionnement du lien social, indice d'une misère morale. Ainsi, le suicide proviendrait, directement d'un défaut d'intégration, d'une perte de repères, d'un isolement.


Là encore le suicide du commerçant de Berrechid montre que ce n’est pas uniquement la pauvreté qui conduit au meurtre de soi-même et que le suicide met en évidence les profonds dérèglements de sociétés modernes qui conduisent les individus à trop espérer et à ne plus être capables de contenir leurs désirs (comme par exemple ces nouveaux riches qui se sont enrichis trop vite et qui vivent dans la peur de perdre ce nouveau statut si artificiel et si fragile…).


Mais ce qui m’a le plus interpellé, c’est l’histoire de cet imam à Chichaoua qui a mis fin à ses jours laissant ses ouailles et tout le douar de Abouaaboud sous le choc.


Si l'explosion du suicide constatée au Maroc, ces dernières années peut être expliquée par l'apparition d'une misère morale due à l'affaiblissement des anciens cadres de sociabilité, le passage à l’acte d’un détenteur d’autorité morale et religieuse en dit long sur les ravages du salafisme sur la société marocaine.


Le rigorisme qui a imprégné la majorité des clercs issus des écoles généreusement financées par le wahabisme a favorisé l’éclosion d’une nouvelle religion qui laisse davantage l'individu face à lui-même.


Religion de l’hypocrisie, le wahhabisme enferme les individus dans un carcan d’interdits qui devient insupportable à la longue d’où cette dépression cachée que couvent la plupart des disciples de Ibn Taymiya.


Y compris ceux qui décident de joindre l’utile à l’agréable en se faisant exploser dans un attentat suicide. Il font ainsi un marché juteux, en se suicidant pour « combattre les kouffars », ils contournent l’interdit religieux en mettant fin à leurs jours avec la promesse d’être récompensés dans l’au-delà au lieu d’être maudits ».


L'islam s'est constamment réformé depuis ses origines mais le wahhabisme continue à véhiculer  une vision fantasmatique de l'islam qui nie farouchement la réalité et magnifie le retour à l'Islam du VIIe siècle.


Contrairement au soufisme qui a été à l’origine de l’Islam marocain qui considère l’individu comme une être imparfait, irrémédiablement pêcheur et qui aspire à une amélioration profonde grâce à un travail intérieur issu d’une pratique spirituelle de tous les jours. Une religion qui n'a jamais cessé d'évoluer, vers une plus grande ouverture, quand des philosophes comme Avicenne ou Averroès, il y a de cela plus de dix siècles, avaient proposé de lire la révélation au regard de la raison.


Parmi les promoteurs de cet Islam spécifique au Maroc et qui est en perte de vitesse aujourd’hui, nombreux sont ceux qui ont prôné une ouverture de l'islam à d'autres influences pratiquant un dialogue interreligieux fécond. Ces éclaireurs charismatiques ont farouchement défendu le progrès contre l'obscurantisme, le mouvement contre l'immobilisme, la pensée critique contre l'opium du peuple des télés évangélistes saoudiennes.


Si l’imam de Chichaoua connaissait bien Saint Augustin, il se serait peut-être abstenu de mettre fin à ses jours. En tout cas, il aurait pris le temps de méditer ces belles paroles: «  la tempérance, c’est l’amour effectuant sa reddition totale à Celui qui en est l’objet ; le courage, c’est l’amour supportant joyeusement toutes choses, au nom de Celui qui en est l’objet ; la justice, c’est l’amour servant uniquement Celui qui en est l’objet, et, partant, régnant comme il convient ; la prudence, c’est l’amour faisant des distinctions sages entre ce qui lui fait obstacle et ce qui l’aide ».


Abdellatif El azizi