Remaniement ministériel : du neuf avec de l’ancien
Ce sont finalement pas moins de treize ministères concernés par le remaniement ministériel annoncé aujourd’hui mercredi, ainsi que sept secrétaires d’Etat. Si le chef du gouvernement Youssef Chahed a visiblement voulu marquer le coup, l’arrivée de plusieurs conseillers contestés du président de la République, promus ministres, scelle surtout une certaine mainmise de Carthage et de l’ancien régime sur la Kasbah. Décryptage.
« J'ai décidé de procéder à un remaniement gouvernemental, dont la composition est désormais comme suit », a déclaré Chahed avant d’égrener les noms de la nouvelle équipe, dans la foulée d’une consultation avec le président Béji Caïd Essebsi, comme le veut la nouvelle Constitution.
Plusieurs noms parmi les nominations les plus importantes, liés d’une façon ou une autre à l’ancien régime Ben Ali, font d’ores et déjà polémique et laissent à penser que le jeune Youssef Chahed n’est pas réellement aux commandes de ce changement.
Ainsi deux ministères régaliens sont finalement concernés : l’Intérieur et la Défense, avec respectivement Lotfi Brahem et Abdelkrim Zbidi.
Le député d’opposition Imed Daïmi a aussitôt réagi sur les réseaux sociaux, en qualifiant littéralement la nomination de Lotfi Brahem de « crime envers l’institution sécuritaire » mais aussi d’« atteinte à la sécurité nationale »… En cause notamment selon l’élu, la présumée proximité de cet homme du sérail sécuritaire avec l’homme d’affaires Kamel Letaïef.
La nomination du colonel-major Brahem, commandant en chef de la Garde nationale, à la tête de l’Intérieur, constitue quoi qu’il en soit une rupture avec la tradition de l’Etat moderne tunisien de ne pas nommer d’hommes en uniforme à la tête du ministère de tutelle de la sûreté. Seule exception historique à cette règle : celle de Habib Ammar, qui avait précisément facilité le coup d’Etat du 7 novembre 1987.
Virtuellement démissionnaire depuis le mouvement de désobéissance d’un syndicat de la Garde nationale en mai dernier, qui avait refusé de se déployer à Tatouine pour mater les mouvements sociaux, le sort de Hédi Majdoub était donc scellé, comme le confirme cette nomination qui ne surprend qu’à moitié les observateurs.
Quant au retour d’Abdelkrim Zbidi à la Défense, il signe aussi une forme de revanche du « clan du Sahel ». Le nom de Zbidi, ancien ministre de Ben Ali, puis ministre de la Défense de 2011 à 2013, a récemment été évoqué dans l’actualité après qu’il se soit indigné d’une série d’entretiens accordés par Moncef Marzouki à al Jazeera, et dans lesquels l’ancien président a selon Zbidi, « falsifié des vérités historiques » quant à la gestion de la crise post attaque de l’ambassade US en 2012.
L’une des voix les plus influentes de la blogosphères, Amira Yahyaoui, s’est par ailleurs sans détour émue du retour de Hatem Ben Salem à la tête de l’Education nationale, en ces termes :
« Pendant les années noires de Ben Ali un homme était chef de la propagande. Il avait comme mission de redorer l'image du régime. Pendant que les prisonniers politiques se faisaient torturer lui vendait les acquis démocratiques et la vision droit de l'hommiste de Ben Ali […]
Aujourd'hui une des plus grandes pourritures, Hatem Ben Salem, a été nommé ministre de l'éducation nationale. Comme si nos enfants ne souffraient pas assez d'un système vieux, mafieux, sale.
Youssef Chahed en nommant Hatem Ben Salem ministre de l'éducation nationale tue le peu d'espoir qui pouvait subsister.
Révoltant. »
Même indignation parmi une large partie des internautes quant à la nomination de Ridha Chalghoumi à la tête du minsitère des Finances. 1 an jour pour jour avant la révolution de la Dignité, il devenait le 14 janvier 2010 ministre des Finances, poste qu'il conserve jusqu'au 27 janvier 2011. Il est entendu par la justice le 4 avril 2011 qui le condamne en première instance notamment pour abus de pouvoir, avant d’être innocenté en appel.
Chalghoumi est en outre connu par les initiés pour être l’un des principaux architectes en 2015 et 2016 du controversé projet de loi dit de réconciliation économique, avant de devenir chef de cabinet de Youssef Chahed le 22 juin 2017.
Quant à Radhouane Ayara, nouveau ministre des Transports, il est également raillé sur les réseaux sociaux pour l’existence de photos attestant de son « militantisme » RCDiste, drapeau à l’effigie de l’ancien président Ben Ali à la main.
Autre enseignement, Ennahdha conserve ses ministères « techniques » liés à l’économie et aux services, au prix d’un jeu de chaises musicales et de l’acceptation à reculons du changement de ministre de l’Intérieur. Ainsi Zied Ladhari est muté de l’Industrie au Développement, et Imed Hammami passe de l’Emploi à l’Industrie et aux PME.
Pour le reste, le parti néolibéral Afek Tounes perd sa ministre à la Santé Samira Merai, portefeuille qu’il récupère ailleurs avec Faouzi Abderrahmane, nouveau ministre de l’Emploi et de la formation professionnelle, la Santé publique revenant à Slim Chaker, ancien ministre et conseiller politique du président Béji Caïd Essebsi.
Egalement au chapitre nostalgie : le nouveau secrétaire d’Etat auprès du ministre des affaires sociales chargé de la migration et des tunisiens à l’étranger, Adel Jarbouii, était secrétaire général adjoint du RCD chargé de la jeunesse, de l'éducation et de la culture de juillet 2010 jusqu’à la dissolution du l’ex-parti au pouvoir.
Membre de la Chambre des Députés avant la révolution, Adel Jarboui a occupé plusieurs responsabilités au sein de l’ex-RCD, dont notamment secrétaire général du bureau fédéral des étudiants pour la région du Sud, membre du bureau national de l'Organisation des étudiants du RCD (2000 à 2003) et trésorier de la section régionale des étudiants du RCD de Sfax (1998). Il était, aussi, membre du bureau régional de la jeunesse scolaire à Sfax.
C’est donc un étonnant manque d’inventivité qui caractérise une liste qui traduit une certaine impuissance à trouver des solutions nouvelles face à de nouveaux défis. A peine quadragénaire, Youssef Chahed perd avec cette opération le soutien d’une jeunesse qui s’enthousiasmait pour sa guerre contre la corruption, celle qui ironise aujourd’hui qu’« on ne combat pas la corruption avec l’ex RCD ».
Seif Soudani