Scénarios sur l’après-Essebsi

 Scénarios sur l’après-Essebsi

Le mandat présidentiel de Béji Caïd Essebsi s’achève en 2019. Le président tunisien aura alors exactement 93 ans. FETHI BELAID / AFP


Le président Béji Caïd Essebsi est à mi-parcours de son mandat présidentiel, qui s’achève en 2019. Mais au vu de son âge avancé, un âge qui ne l’a pas empêché de gouverner lucidement jusque-là, voire de tenir l’essentiel des leviers politiques du pays, il ne serait pas illégitime d’envisager deux hypothèses qui peuvent se présenter à la fin de son mandat, selon qu’il se présente ou qu’il ne se présente pas aux prochaines élections présidentielles.


– Béji Caïd Essebsi peut d’abord, et malgré son âge (il aura exactement 93 ans en 2019) décider dans une première hypothèse, de se représenter à la fonction présidentielle pour un deuxième mandat. Il succédera alors à lui-même. Il ne l’a en fait jamais exclu dans ses différentes déclarations et entretiens, par prudence. Et pourquoi pas se demanderait-il, s’il y a peu de personnalités politiques qui ont l’étoffe présidentielle dans le pays, ou si son parti et sympathisants le poussent, désespérément peut-être, dans la bataille en signe de reconnaissance pour la réussite de son alternance contre les islamistes en 2014 (à la présidence, au parlement et au gouvernement) et pour défendre le projet moderniste ?


Ce scénario n’est pas à exclure. Théoriquement, si Béji a quelques certitudes à propos de l’issue des élections présidentielles, s’il est conforté par les soutiens des Tunisiens et Tunisiennes et par les échos des sondages d’opinion dans lesquels il continue à distancer les autres, si son parti Nida Tounès arrive à être aux premières loges aux prochaines législatives et le propose comme son candidat naturel aux présidentielles, Béji Caïd Essebsi peut toujours faire le grand saut, même à 93 ans. Si du moins il arrive à garder une forme « olympique ». Il n’y a ni âge plafonné ni retraite en politique. La Constitution fixe juste l’âge minimal (35 ans) et non l’âge maximal de l’exercice politique, qui reste indéterminé. Or, il a encore droit à un deuxième mandat. La carrière politique ne suppose-t-elle pas la réussite et le soutien populaire ?


Au surplus, son fils, Hafedh Caïd Essebsi, qui dirige de fait le parti, ne se démord pas de son impopularité ; Youssef Chahed, le chef du gouvernement, malgré sa popularité, gagne, lui, à acquérir de l’expérience politique, au-delà de l’urgence des affaires gouvernementales ; et le spectre islamiste guette toujours à l’horizon, à travers une éventuelle candidature de Ghannouchi. Béji se veut le protecteur de la modernité, du réformisme contre le projet islamiste passéiste, le garant de la stabilité de l’Etat et de la viabilité du partenariat gouvernemental avec les islamistes. Il aurait préféré se défaire des encombrants ennemis-alliés : les islamistes. Mais, comme le dirait Raymond Aron, « en politique, si on peut choisir ses ennemis, on ne peut pas toujours choisir ses amis ».


Le président Essebsi ne fait rien sans rien, comme les professionnels de la politique. Il souhaite aujourd’hui changer de régime politique, comme il l’a laissé entendre, notamment après avoir assisté, comme tous les Tunisiens, à la décrépitude prématurée du régime parlementaire. Il pense à quoi ici ? Est-ce qu’il souhaite exercer un second mandat en gouvernant dans un régime présidentiel, un régime qui a ses préférences ? Encore faut-il parvenir à opérer une révision de la Constitution, difficile à envisager aujourd’hui au vu des rapports de force au parlement. Il faudrait d’abord convaincre Ennahdha, adepte entêté du régime parlementaire, de s’en défaire. Ce qui n’est pas une mince affaire. Est-ce qu’en pensant au changement de régime politique ou en engageant des réformes importantes sur les libertés individuelles, Essebsi pense à son bilan historique ou à un second mandat ou aux deux ? Nul ne peut le dire avec certitude. Une nouvelle législation sur les libertés individuelles peut ressortir du spectaculaire. Elle peut redorer le blason à une image du président ternie auprès des femmes, des démocrates et des « révolutionnaires » de tout acabit. Une frange de l’opinion l’a jugé et condamné pour avoir fait une alliance gouvernementale avec les diables islamistes. Il reste que, nul ne peut prédire si, en décidant de se représenter aux présidentielles, Béji pourrait l’emporter ou subir un échec, quelles que soient les circonstances.


– Béji Caïd Essebsi décide, dans une deuxième hypothèse, de ne pas se représenter aux élections présidentielles. Le paramètre de l’âge a le dessus sur la longévité politique. Jusque-là, Essebsi s’est comporté sur le plan politique comme un être à la fois raisonnable, prudent, réaliste et calculateur. Il pourra continuer à l’être en refusant de  faire un second mandat, qui débutera à 93 ans et s’achèvera à 98 ans. Chose difficilement envisageable pour lui. Le souvenir de Bourguiba vieillissant est pesant dans les mémoires de plusieurs générations et de ses collaborateurs, comme Essebsi. En se représentant, Essebsi prend ici un grand risque d’ordre physique, même si ses capacités intellectuelles restent fiables. Il doit penser au travail harassant que supposent sa campagne électorale (qui l’a déjà fatigué en 2014 d’après les témoignages de certains), ses discours durant son mandat, ses déplacements dans le pays et à l’étranger,  ses rencontres avec les représentants étrangers. L’image de la Tunisie en voie de démocratisation risque encore d’être égratignée par le fait d’un homme âgé tentant de s’incruster (même démocratiquement) au pouvoir.


Par ailleurs il n’est pas sûr que Nida puisse gagner les prochaines élections législatives. Auquel cas, le président n’aura plus la force d’appoint nécessaire, qu’il avait en 2014, de son parti. Quel autre candidat que lui est alors susceptible d’être adoubé par Nida ? C’est vrai que les sondages continuent à donner un ascendant à Nida, légèrement secondé par Ennahdha. Mais Nida a subi l’affront de plusieurs scissions. Le fils Essebsi, aussi impopulaire qu’en quête d’une légitimité (électorale) interne et externe, a fait le vide autour de lui dans le parti et a fini par constituer un cercle fermé. Les torts, il faut l’avouer, ne relèvent pas seulement de lui. Parmi les dirigeants qui ont quitté Nida et qui ont constitué d’autres partis, les uns étaient à un certain moment alliés et complices avec Hafedh Caïd Essebsi, puis lui ont tourné le dos ; d’autres voulaient mettre la main brutalement sur le parti, tant que le président est à Carthage et qu’il a peu de chance de se représenter pour un second mandat ; et d’autres ne supportaient pas l’idée d’un parti incarné par un héritier.


Les électeurs et sympathisants de Béji Caïd Essebsi et de Nida de 2014 ne souhaitent pas cautionner l’héritier aux présidentielles. Ce fait accompli serait peu républicain. Par ailleurs, il serait peu plausible que le populaire Youssef Chahed soit le candidat de son parti aux présidentielles. Nida et certains de ses dirigeants ne le souhaitent pas. Jeune, pas nidéiste de pure souche, il était un transfuge du parti Joumhouri, et n’a pas la bénédiction du fils héritier. Alors, la question qui se pose pour le candidat de Nida, en l’absence de BéjiCaïd Essebsi,  est de savoir qu’à part Hafedh Caïd Essebsi et Youssef Chahed, quel autre prétendant ? Mohamed Ennaceur, le président du parlement, même vieillissant, peut toujours incarner le projet nidéiste et sebsiste, pour peu qu’on fasse appel à lui. Homme d’expérience, consensuel, conciliant, adepte du social et des arbitrages entre les partenaires sociaux, il peut correspondre à l’image d’un président compatible au régime parlementaire.


En tout cas la retraite politique d’Essebsi donnerait les coudées franches à son fils héritier qui aura tout le loisir, une fois élu au prochain Congrès du parti ou devenu député (élections partielles en Allemagne) de choisir le candidat potentiel, au cas du moins où il ne se porterait pas lui-même candidat. Même si sa seule expérience politique, il l’a acquise auprès de son père. Autrement, le parti serait acculé à puiser dans le fonds du tiroir une personnalité d’expérience, un homme d’Etat qui aurait la stature d’un présidentiable, apte à mener les affaires du pays en cette période trouble, à négocier patiemment la transition et à gérer un partenariat politique sans cadeau avec les islamistes.


Hatem M'rad