Une solution politique pour la Catalogne
Pour un Etat souverain, les revendications d’autonomie d’une partie de son territoire, d’une de ses régions, bénéficiant déjà d’une spécificité, d’une identité culturelle, linguistique et historique affirmée et d’un statut constitutionnel autonome, constituent une difficulté majeure à surmonter et à gérer. C’est le cas de la Catalogne, comme des Kurdes en Irak, ou peut-être bientôt de la Lombardie en Italie. On est dans une phase où le politique resurgit au plus haut point : menace de conflit violent, de séparatisme, d’atteinte à la souveraineté, d’un côté ; volonté d’autodétermination d’un « peuple » spécifique, désireux de retrouver sa liberté en dehors de l’Etat d’inclusion, d’un autre côté.
La Catalogne est assurément une réalité nationale. Elle est née de la réunion politique de plusieurs comtés de l’Espagne carolingienne entre le IXe et le XIIe siècle sous l’autorité de la « Maison de Barcelone ». La Principauté de Catalogne ainsi constituée devient progressivement un Etat dès la fin du Moyen Âge, avec ses propres institutions, son droit, sa langue, sa littérature. C’est dire que la spécificité catalane est historiquement, culturellement et politiquement bien enracinée. Le Statut autonome qui lui est accordé aujourd’hui en est témoin.
Le Statut d’autonomie de la Catalogne, qui se situe dans le cadre de la Constitution espagnole de 1978, fixe l’organisation institutionnelle de la Catalogne et les compétences du gouvernement régional. La Catalogne a connu au XXe siècle plusieurs statuts. Le premier Statut, adopté en 1932 sous la IIe République espagnole, a été appliqué jusqu’en 1939, date de la chute de la Catalogne et de la guerre d’Espagne. Le second Statut a été appliqué de 1979 jusqu’en 2006 dans le cadre de la transition démocratique. La Catalogne était heureuse de retrouver à ce moment-là son autonomie après la dictature. Sous la dictature franquiste, en effet, le catalan était, de 1939 à 1970, exclu du système d'éducation public et de toutes les autres institutions officielles et publiques. Il était même interdit de donner aux enfants des prénoms catalans. Le nouveau Statut d’autonomie a été approuvé par le parlement de Catalogne en 2005, puis par le Congrès des députés en septembre 2005, puis par le Sénat en mars 2006. Un référendum organisé en Catalogne en juin 2006 adopte le texte, qui fut promulgué par le roi Juan Carlos. Il est alors publié dans le cadre d’une loi organique le 19 juillet 2006. C’est le Statut actuel, toujours en vigueur. Il faut préciser que la Constitution espagnole reconnaît (article 2) la réalité nationale de la Catalogne comme une « nationalité ». De même, dans le Préambule du Statut d’autonomie (article premier), approuvé par référendum, le terme de « nation » s’efface au profit de celui de « nationalité », concept reconnu lui-même par la Constitution, et qui a donc une valeur juridique. En d’autres termes, c’est en tant que « nationalité » que la Catalogne exerce son autogouvernement en se constituant une « communauté autonome ».
A force ainsi de jouer avec des mots, on finit par leur donner un sens magique ou symbolique (« nation », « nationalité », « autonomie »). A force de les juridiciser dans des textes reconnus par tous, Etat espagnol et Catalans, on finit par y aller jusqu’au bout de la logique autonomiste : la volonté politique d’indépendance de la région.
Au fond, l’alternative de règlement de ce type de conflit entre l’Etat espagnol et la Catalogne est la suivante : ou bien on procède à un règlement par la force ou bien à un règlement politique. L’Etat espagnol peut toujours imposer son autorité par la force : mise sous tutelle des institutions, dissolution du parlement, substitution de la police nationale à la police catalane, contrôle par l’armée, révocation des fonctionnaires récalcitrants, interdiction du processus électoral. Et après ? Jusqu’où l’Etat espagnol peut-il monter aux extrêmes si la population catalane reste convaincue et déterminée ? Le processus étant enclenché, il risque d’attiser la rébellion de toute une région en ébullition, de susciter encore plus la volonté séparatiste. Ce qui est déjà le cas.
La nation, on le sait déjà, suppose le consentement des populations à la vie commune. Il est difficile de forcer le rattachement d’une population à un Etat, si elle n’éprouve pas de sentiment communautaire avec lui, si elle ne souhaite pas vivre sous son autorité, et si elle ne reconnaît même plus la légitimité politique de l’Etat de rattachement. Certes, une nation n’est pas seulement une question d’identité ou de spécificité raciale, ethnique ou linguistique. Un peuple melting-pot, sans identité initiale commune, peut toujours aspirer à vivre ensemble, et les exemples sont nombreux. Mais, le sentiment d’appartenance nationale repose avant tout sur une croyance. Si le gouvernement de l’Etat espagnol n’a pu promouvoir et entretenir cette appartenance nationale de la région, c’est qu’il doit assumer aussi une part de responsabilité. Comme le dit si bien Ernest Gellner, l’un des principaux théoriciens contemporains du fait national, c’est « le nationalisme qui crée la nation ». Il y a ici un déficit de nationalisme. La Catalogne a entretenu son propre nationalisme, l’Etat espagnol beaucoup moins. Or l’Etat espagnol ne peut à la fois vouloir l’intégration de la Catalogne à la nation espagnole et lui reconnaître un Statut autonome avancé. Les Etats fédérés ne se reconnaissent pas spécifiques culturellement ou ethniquement par rapport à l’Etat fédéral central, mais se veulent juste autonomes politiquement. Il y a juste une répartition de compétences politiques et constitutionnelles entre les deux entités. Nulle volonté de séparatisme dans ce cas (même si l’hypothèse n’est pas théoriquement exclue). Ce qui n’est pas le cas d’une autonomie de type culturel, linguistique.
Par ailleurs, il est difficile pour la Catalogne de forcer unilatéralement son indépendance ou sa séparation sans négociation avec l’Etat espagnol. Même si celui-ci répugne à engager de sérieuses concertations sur le sujet. L’Espagne est une démocratie. En démocratie, on est enclin à chercher des solutions politiques concertées, des compromis satisfaisants. Une solution forcée ou violente ne convainc personne, elle ne fait tout au plus que suspendre le problème. Le référendum sur l’indépendance organisée en Catalogne aurait dû être préparé en concertation avec l’Etat espagnol, pour qu’il soit acceptable, en suivant un échéancier sur les différentes procédures à suivre pour l’indépendance. Les deux parties auraient pu suivre des étapes progressives, comme celles qui sont mises en œuvre pour l’adhésion ou la sortie de l’Union européenne. On aurait pu encore exiger le vote obligatoire au référendum pour montrer la marge de volonté réelle d’indépendance des populations. Dans le cas d’espèce, certes le « oui » l’a remporté avec 90% des voix, mais seules 2,26 millions de personnes ont participé au scrutin dont 2,02 millions étaient favorables à l’indépendance, pour une participation de 42,3%. Alors que la Catalogne compte 5,34 millions d’électeurs. En somme, une bonne moitié d’abstentionnistes a déserté l’urne, sans doute peu emballés par l’indépendance de la Catalogne. Chose jetant un doute sur la légitimité d’un scrutin fondamental, voire vital, pour l’indépendance de la Catalogne, affaiblissant les prétentions du gouvernement de la Catalogne.
Pour l’Etat espagnol, pour le roi et pour le gouvernement, l’indépendance de la Catalogne est un échec politique majeur. L’amputation d’une partie du territoire d’un Etat souverain est toujours mal ressentie par les autorités politiques. En histoire, c’est le champ de bataille qui tranche d’ordinaire les questions territoriales, pas en démocratie, où on recourt d’ordinaire au référendum. Les citoyens espagnols, eux, ont des avis mitigés. Autant ils peuvent comprendre le désarroi de leur gouvernement et du roi Felipe, autant ils comprennent le désir d’indépendance des Catalans, désireux de fonder une République séparée et de vivre dans une communauté libre. Les opinions des deux parties se sont exprimées dans la rue. Une partie de l’opinion espagnole réclame un accord politique pour surmonter cette crise majeure. Une crise politique est censée être réglée dans un pays civilisé par un traitement politique. L’Europe, qui n’a pas voulu s’immiscer dans le conflit, a surmonté ses conflits belliqueux depuis plus d’un demi-siècle. Le Brexit a montré la voie démocratique à suivre, tout comme le référendum de rattachement de l’Alsace-Lorraine autrefois (pour d’autres circonstances). L’Espagne et la Catalogne peuvent, tout en étant deux nations indépendantes, constituer une forme d’association confédérale provisoire, ou une nouvelle communauté d’Etats indépendants, comme l’a expérimenté la Russie après la désagrégation soviétique, pour gérer une transition commune et préserver pacifiquement leurs intérêts communs et pour que l’indépendance de la Catalogne ne soit pas perçue comme un fait accompli unilatéral.
Hatem M’rad