Prisonniers du rire

 Prisonniers du rire

Booder


MAGAZINE DECEMBRE 2017


Depuis plus d’un an, Mohamed Benyamna, dit Booder, Paul Séré et Wahid Bouzidi (de gauche à droite) font salle comble avec leur spectacle, “La Grande Evasion”. L’occasion de revenir sur ce succès qui se joue des codes du classique et de l’urbain sans fausses notes. Réjouissant !


Comment expliquez-vous votre succès ?


Paul Séré : Il y a plusieurs facteurs qui peuvent intervenir, mais c’est vrai que notre passage au Marrakech du rire et la diffusion du spectacle à la télévision nous ont permis de nous faire connaître auprès d’un public encore plus large. Le point fort de la pièce est qu’elle est transgénérationnelle : elle s’adresse aussi bien aux adeptes du théâtre qu’aux habitués du stand-up.


Booder : On est très heureux de ce succès, mais rien n’est ­jamais gagné d’avance. On continue de travailler. On réécrit des vannes, on en retire d’autres… Ce n’est pas figé.


 


Comment est née cette pièce ?


P. S. : On s’est inspiré d’une mesure originale mise en place par le Mexique et le Brésil : la possibilité pour les détenus d’avoir des remises de peine s’ils lisent un livre et rédigent une fiche de lecture. On est partis de cette idée pour construire une histoire ­autour de trois détenus, obligés de travailler ensemble sur un projet théâtral pour obtenir un allégement de peine.


Wahid : Nous nous sommes tous rencontrés sur le plateau du Jamel Comedy Club. Comme on voyageait souvent en province, forcément, on a développé des affinités. Et comme on s’apprécie dans la vraie vie, un jour s’est posé la question d’un avenir commun sur scène. Booder, qui jouait déjà au théâtre, a initié le concept. Dès que c’est devenu un peu plus concret dans nos ­esprits, on s’est mis au travail : on se voyait tous les jours pour écrire, on greffait nos vannes et nos idées. Notre fil conducteur : partir du classique en utilisant nos propres codes. Il nous a suffi d’une année pour que le projet prenne forme.


 


Ce spectacle est novateur dans sa forme. C’est du théâtre avec les codes verbaux du stand-up. Expliquez-nous cette ­particularité.


P. S. : C’est une vraie pièce de théâtre, structurée en plusieurs actes, avec une rythmique propre au one-man-show : quand les personnages parlent, c’est toujours pour être drôles.


W. : L’idée était de se réapproprier le théâtre à notre sauce. En ne perdant pas de vue d’où l’on vient aussi. Et c’est plutôt un pari gagnant quand on rencontre des spectateurs qui n’avaient jamais mis les pieds dans un théâtre, et qui nous disent en sortant “en fait c’est un film en direct !” Notre fierté, c’est que ceux-là s’intéressent ensuite à d’autres pièces. On espère ainsi décloisonner le théâtre, qu’il ne soit pas seulement accessible qu’à une certaine élite intellectuelle.


 


Il faut quand même une sacrée dose d’autodérision pour ­accepter tous les tacles que vous vous balancez les uns et les autres. Il n’y a jamais de clash entre vous ?


P. S. : Les vannes sont là pour servir le propos, ce n’est pas gratuit. Quand on parle du nez de Booder, c’est pour enchaîner sur Cyrano de Bergerac. Quand on se traite de crevards, on bifurque sur L’Avare, de Molière, et quand on titille sur l’amour, on vise Roméo et Juliette. Se charrier peut paraître un procédé simple et efficace pour faire rire, mais c’est le fruit d’un travail réfléchi en écriture. Après, il ne faut pas oublier que ce sont des personnages. Dans la vie, on n’est pas comme ça.


W : C’est vrai qu’au début de la pièce, on se chambre beaucoup, mais au fur et à mesure, on perçoit surtout l’affection qui nous lie. On accepte nos vannes parce qu’on s’aime et que nous sommes bienveillants vis-à-vis de nos partenaires. On se connaît depuis assez longtemps, et notre complicité est suffisamment forte pour que nos échanges ne virent pas au clash. Les choses auraient peut-être été ­différentes si j’avais eu d’autres compagnons de jeu.


 


Vous effleurez certains thèmes politiques. L’humour est-il une façon de faire de la politique ?


P. S. : A partir du moment où il y a des Arabes sur scène, c’est déjà une forme d’engagemment. Nous sommes issus de l’immigration, mais on est français tous les trois. On reprend les grands textes du théâtre français sans complexes, avec beaucoup d’humour et d’autodérision. C’est surtout ça notre message politique.


W : Sur scène, on fait aussi bien référence à Rachida Dati qu’à Nicolas Sarkozy, François Hollande ou Emmanuel Macron. Nous n’affichons aucune appartenance à un parti. Nous sommes apolitiques dans le propos. C’est important.


 


Avez-vous déjà été approchés pour donner des représentations dans le milieu ­carcéral ?


W. : Oui. On a joué au centre pénitentiaire de Metz dernièrement. C’était une belle expérience. Nous sommes arrivés avec nos appréhensions mais, au final, le public a été très réceptif. On l’a embarqué dans notre univers. Les détenus se sont évadés avec nous l’espace d’un instant. Récemment, une association présidée par un ancien prisonnier nous a contactés pour aller jouer en prison dans le Nord dans le cadre d’un projet d’ateliers de théâtre. Bien sûr, on ira. Nous sommes particulièrement sensibles à ce genre d’initiative.


 


A quand une adaptation au cinéma de votre pièce ?


B. : On y travaille. Normalement, c’est pour bientôt !  


 


LA PRISON, MOLIÈRE ET TA MÈRE



A défaut de se tatouer le plan de la prison pour s’évader, trois détenus préfèrent monter un spectacle pour obtenir une remise de peine. Le hic ? Trouver le texte classique qui va bien. De là naît une complicité entre les apprentis comédiens forcés. C’est à partir de ce pitch original que les trois acolytes brodent leurs personnages en tombant parfois dans la caricature : le beau gosse, le gros et le moche. Malgré quelques vannes faciles, certains passages sont explosifs, comme le slam de L’Avare, de Molière, ou la réaction d’un Corneille fraîchement débarqué du XVIIe siècle. Le rythme soutenu ne laisse aucun répit aux zygomatiques et le jeu de chacun est parfaitement ficelé. On se prend même d’affection pour ces personnages touchants de spontanéité. Les références parlent à tous et réconcilient dans une même salle le jeune de banlieue avec le col blanc quadra. On en ressort heureux et revigoré.


LA GRANDE ÉVASION, du jeudi au samedi à 19 h 30, le dimanche à 16 heures, à la Comédie de Paris, 42, rue Pierre-Fontaine, Paris IXe, comediedeparis.com