La peur de l’islam, un délire obsessionnel

 La peur de l’islam, un délire obsessionnel

Crédit photo : Joël Saget / AFP


MAGAZINE NOVEMBRE 2017


D’un côté les conversations de comptoir islamophobes, qu’une pléthore de sondages biaisés vient artificiellement conforter et amplifier. De l’autre, la feinte indifférence des Maghrébins, qui ne se sentent pas menacés par la déferlante anti-Islam. Mais qu’attendons-nous pour agir ?


De passage à Carpentras, en Paca, dimanche dernier chez des amis, je me renseigne, l’air de rien, sur la vie quotidienne dans la ville que je n’ai pas visitée depuis longtemps. Ce que j’entends me désespère : “L’existence dans cette région devient insupportable. Arabes, musulmans, on ne voit qu’eux. Foulards, voiles, burkas, partout. Et les hommes s’y mettent avec leurs kamis ! On n’en peut plus !”


A une des seules terrasses ouvertes le dimanche, le patron du café rigole en racontant qu’un couple attablé chez lui vient de partir après s’être battu jusqu’aux claques. Tout le monde l’appelle Radouane.


– Ah bon, fais-je observer, mais il est musulman, lui !


– Lui  ? Non  ! Je le connais depuis des années.


– Radouane, c’est un prénom musulman.


– Mais non, pas Radouane. Il est peut-être belge. D’ailleurs, tu vois sa tête, tu l’entends parler, c’est un Français.


(On crie)


– Radouane ! Radouane ! Tu es né où ?


– A Avignon.


– Tu vois !


– Et votre père est d’où ? fais-je préciser.


– Mon père était kabyle.


– Je l’aurais jamais dit ! s’estomaque mon interlocuteur.


Une amie a récemment quitté Paris pour s’établir à Marseille. Elle m’appelle. Je demande des nouvelles.


– Alors, la vie à Marseille ? Aussi bien qu’à Montmartre ?


– Ça va. Le temps superbe, comme si j’étais en Tunisie. Mais pour le reste, c’est terrible. Tu ne peux pas imaginer. Il n’y en a que pour les Arabes. Ma femme de ménage s’est mise au foulard pour ne pas se faire harceler dans les rues. C’est invivable.


Rien que cette semaine, j’ai eu droit à quatre ou cinq complaintes de la même eau. Je ne cherche même plus à les rassurer. J’écoute, j’enregistre, je médite.


L’autre semaine, sondage dans Le Figaro : 57 % des Français jugent que l’Islam représente une menace pour le pays, 63 % en Allemagne. Une menace, un péril, un ennemi se profile au coin de la rue, tenez-vous sur vos gardes : telle se dessine la vision dominante.


Autre sondage, toujours dans Le Figaro  : pour 74 % des Français, l’Islam veut imposer son mode de fonctionnement aux autres. Plus que du ressentiment, autre chose que de l’animosité, c’est l’appréhension qui domine, la peur de l’autre. Sénèque nous l’enseignait déjà :“La peur conseille toujours très mal.” A votre porte, le danger s’est enraciné, il s’amplifie ; vous, les vôtres représentent la proie à abattre. Votre angoisse monte, une agitation irraisonnée vous étreint, vous ne pouvez pas rester inerte face à ce danger existentiel. Faire quelque chose, n’importe quoi, mais quoi ? Vous commencez à délirer.


La peur de l’Islam en est aujourd’hui à ce stade. Un délire obsessionnel. Pas de conversation avec qui que ce soit sans évoquer d’une manière ou d’une autre l’éternelle hantise : l’islamophobie.


Je me tourne vers mes amis musulmans. J’interroge Samir, 40 ans, informaticien, né à Paris. Il ne parle pas un mot d’arabe.


– Tu es au courant de cette peur des musulmans ?


– Comment ne pas l’être? On ne parle que de ça.


– Tu la ressens  ? Tu as conscience que les gens ont peur de toi  ?


– Jamais de la vie. Ce serait plutôt moi qui pourrais craindre d’être perçu comme un Arabe. Mais non, je sais que leur peur existe, je ne la perçois jamais, ni au travail, ni dans la rue, ni dans la vie quotidienne. Parfois, une plaisanterie de plus ou moins bon goût mais on s’y hasarde rarement, l’humour sur les Arabes ne prend pas. C’est dommage. Les gens ont peur de passer pour des racistes et ils ne trouvent pas une juste voie entre antiracisme et islamophobie. Je ne parle pas des sites internet où les fascistes déversent leur venin. Je les lis souvent mais je n’en ai jamais rencontré un seul. Si internet n’existait pas, on ignorerait complètement l’existence de cette partie honteuse de l’opinion.


– Donc, ce sentiment d’islamophobie largement majoritaire tu sais qu’il existe mais tu ne l’appréhendes nulle part. Est-ce que tu le comprends  ?


– Parfaitement. Qui n’aurait pas peur de ces courants intégristes ou pire encore des jihadistes qui traversent actuellement le monde musulman ? En Algérie, pays de ma famille, on le combat avec au moins autant de fermeté qu’en France. Je condamne ceux qui procèdent à ces sondages pas ceux qui y répondent. Quand on pose la question “Avez-vous peur de l’Islam  ?”, on suggère “Avez-vous peur du jihadisme ?” La réponse est connue d’avance. Il faudrait demander “Avez-vous peur des musulmans  ?” Tu verrais, les résultats seraient tout autres.


– Est-ce que cette peur de l’Islam te concerne, toi musulman ?


– Pas le moins du monde, elle m’est étrangère. Je n’imagine pas qui que ce soit qui pourrait avoir peur de moi ou des miens. Nous ne sommes coupables de rien. Si le terrorisme existe, ce n’est pas ma faute. Les Frères musulmans, Al-Qaïda, j’en sais autant que n’importe quel lecteur de journaux ou téléspectateur. Je regrette infiniment que ces formations existent, je les combattrais si je faisais de la politique, je suis pour leur interdiction aussi bien en France que dans les pays musulmans, mais que veux-tu que j’y fasse. Je ne suis pas la DST. C’est le travail de la police, pas le mien.


– Alors quoi, te voilà, en tant que musulman, au centre de la vie politique dans tous les pays européens sans exception, toutes les élections se jouent là-dessus, et toi tu te défausses, en soutenant “ça ne me concerne pas”.


– Personne ne me virera de mon boulot ou de mon appartement parce que je suis né de parents musulmans et que j’ai épousé une musulmane. Personne ne me traînera devant la police ou les tribunaux. On ne m’expulsera jamais de mon pays, la France. On ne me harcèlera ni dans les rues, ni dans le métro. En quoi veux-tu que ça me concerne ? Ils ont peur de l’Islam ? Je ne sais pas de quel Islam ils parlent. Pas du mien en tout cas, je le saurais. Quant aux politiques qui surfent sur la vague d’islamophobie, je vote contre eux, mon intervention n’ira jamais plus loin. On te parle de l’exaspération des Européens, moi, personne ne m’en dit jamais rien. Je ne sais pas ce que je leur répondrais d’ailleurs. Essayer de les rassurer  ? Ça ne servirait à rien.


– Que faire, donc  ?


– Rien d’autre qu’attendre.


Attendre sans rien faire ? Je ne le crois pas. Les effets amplificateurs de l’islamophobie sont trop graves. L’Europe devient de plus en plus vulnérable. Une déferlante nationaliste entraîne un repli de chaque pays sur son étroit périmètre, les valeurs démocratiques essentielles se voient remises en cause. Les musulmans ne peuvent pas rester aux abonnés absents, alors que leur présence et leur sort se situent au lieu géométrique de ce remue-ménage.


A la psychose de l’opinion côtoyant la feinte indifférence des Maghrébins doit se substituer un débat franc et massif. Dans chaque quartier, chaque village, que les 

familles se rencontrent, que leurs élites s’assoient face à face. Les problèmes ? Parlons-en. Sur le voile, les piscines, les cantines, les hôpitaux, les mosquées, l’immigration, la délinquance, la drogue, débattons. Point par point. Lieu par lieu. Pour ouvrir la porte à une reconnaissance réciproque bâtie sur des accommodements raisonnables. Réconcilier, faire coexister deux religions universelles que sont l’Islam et la Chrétienté, n’a jamais été chose facile. C’est à notre époque d’accomplir cet exploit. 


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