Egypte – Al-Sissi contre le vide aux élections présidentielles
Le Général Al-Sissi sera réélu sans surprise. Cela semble aller dans « le sens de l’histoire » politique contemporaine de l’Egypte.
On le savait, les militaires au pouvoir sont adeptes de l’uniformité. Le maréchal Al-Sissi a vite liquidé tout le monde. Il a renversé les militaires (Moubarak) et les islamistes (Morsi), et marginalisé les libéraux laïcs, réduits à des miettes. Il règne par défaut. Un moindre mal pour la population égyptienne, sensible à la propagande nationaliste et anti-islamiste. Des islamistes qui sont à l’évidence en Egypte loin d’être des saints. La politique d’Al-Sissi, comme celle des militaires en général, ne se distingue pas beaucoup par sa subtilité politique. La politique se gère comme dans les casernes : ordre, discipline, obéissance. Point de nuance, point de proportionnalité, point de mesure, point d’adaptation et de flexibilité. Les choses ont claires pour les esprits carrés. Le péril islamiste justifie la purification du paysage politique et le glissement autoritaire. « Politique », si du moins on peut l’appeler ainsi, déjà adoptée par d’autres purificateurs, qui ont tous échoué ou fini par être liquidés à leur tour, comme Ben Ali, Moubarak, Khadafi, Saddam, et même Bachar, survivant d’un naufrage. Le fameux Général Haftar, dont la Cour pénale internationale vient d’émettre un mandat d’arrêt contre un de ses officiers pour avoir commis un massacre à Benghazi, semble être aussi sur leurs traces.
Il faut rappeler qu’Al-Sissi, avec l’appui du mouvement Tamarrud et de larges franges de la population, hostiles à l’islamisation rampante de la société mise en œuvre par Morsi, a remporté les élections de 2014 avec 96,9% des voix. Il est aujourd’hui, à 63 ans, candidat à sa propre succession aux présidentielles du 26-28 février. Il se présente paradoxalement, contre un de ses fervents soutiens Moussa Mustapha Moussa, chef d’un petit parti centriste libéral Al-Ghad, appelé rapidement à la rescousse pour sauver la face « pluraliste » de l’élection. Moussa a même présenté sa candidature 15 minutes avant l’heure limite du dépôt de candidature. Tous les autres prétendants sérieux ont fait l’objet d’un barrage politique et procédural. Ils étaient poussés à se retirer de la course. Il s’agit de trois militaires dissidents, Ahmed Chafik (ancien premier ministre de Moubarak), Ahmed Konsowa, Sami Anan (chef d’état-major sous Morsi), de Mohamed Anouar Al-Sadate (neveu de l’ex-président et avocat) et de Khaled Ali (avocat défenseur des droits de l’homme), qui a abandonné la partie à la suite de fortes pressions.
Al-Sissi se présente bien ainsi contre le vide. Son seul concurrent est un de ses soutiens depuis l’élection de 2014, et ses adversaires sérieux ont été « rayés » des listes de candidature. Une pratique utilisée par le Général Ben Ali qui n’acceptait pour les candidatures aux législatives que les partis qui le soutenaient, et qui aussi, faisait tout pour que les candidats aux présidentielles lui soient favorables (à l’exception de Mohamed Ali Halouani). Pratique suivie aussi par Poutine en Russie.
Le « choix » politique reste encore dramatique en Egypte, sept ans après la chute de la dictature de Moubarak et 66 ans après le coup d’Etat du Mouvement des officiers libres dirigé par Mohammed Naguib et Gamal Abdel Nasser, lorsqu’ils ont renversé le roi Farouk en juillet 1952. Les populations n’ont toujours le choix qu’entre l’armée et les islamistes, entre l’islamisation rampante et la militarisation non moins rampante du pays. Nasser a commencé par balayer le terrain, lorsqu’il a interdit tous les partis politiques en 1952 et créé un parti unique, le sien, le Rassemblement de la Libération. Politique approuvée par ses successeurs, tous officiers militaires.
Ce choix est d’autant plus réducteur que la vie politique égyptienne, contrairement à l’expérience tunisienne (Destour, puis Nida), n’a toujours pas vu l’émergence dans leur histoire contemporaine d’un grand parti réformateur ou libéral laïc, alors même que l’Egypte et la Tunisie ont connu de manière identique depuis la fin du XIXe siècle une vie intellectuelle et politique réformiste (arrêtée en 1952 en Egypte) effervescente. Ce qui explique que l’armée soit le seul refuge anti-islamiste pour les Egyptiens vivant dans la crainte des fous de Dieu de tout acabit, et que l’islamisme soit le seul refuge de la pauvreté économique et sociale de la société contre les dictateurs militaires, notamment en l’absence de grands partis de gauche. Le face-à-face armée-islamistes, qui a déjà commencé bien avant l’assassinat de Hassan Al-Banna par les services secrets égyptiens en 1949, persiste dans la réalité égyptienne dans les faits, malgré les élections formelles les excluant d’Al-Sissi. Une confrontation qui n’est pas prête de s’éteindre si les choses restent en l’état.
Les deux forces se craignent mutuellement. On a l’impression que c’est la crainte qui gouverne en Egypte. Si Morsi voulait islamiser rapidement la société après son élection présidentielle en 2012, c’est qu’il craignait le retour des militaires au pouvoir, la seule force qui pouvait s’opposer à lui. Et si les militaires ne veulent plus lâcher le pouvoir depuis, même après la chute de Moubarak, c’est qu’ils craignent de se faire écarter à leur tour, même électoralement, par les islamistes, en l’absence de toute autre force politique laïque. C’est le cercle carré.
Les militaires ont éradiqué l’élite politique égyptienne depuis plus d’un demi-siècle, comme Ben Ali en Tunisie. La crainte des islamistes par des militaires monopolisant la vie politique renforce encore la crainte islamiste. Les militaires n’ont jamais pensé créer un climat politique favorable à la démocratie, en essayant de faire des compromis progressifs avec d’autres forces politiques et la société civile, en tentant de faciliter leur intégration, et aussi leur progression, dans la vie politique et sociale. Ils devraient commencer par un compromis avec les islamistes les poussant à agir dans le cadre de partis politiques (comme en Tunisie ou ailleurs) ou à abandonner les pratiques « congrégationnistes » surannées des Frères Musulmans et du parti salafiste Nour. Il y aura peu de chance de démocratie, ou même de pluralisme plus ou moins sérieux, avec l’armée au pouvoir ou avec des islamistes de type frériste.
L’armée égyptienne, il est vrai, forte de ses 1 100 000 soldats, se considère comme une puissance régionale ayant des devoirs de protection de la Grande Egypte, dans une région stratégique turbulente entourée de régimes militaires et d’ennemis potentiels et réels. Le chauvinisme et narcissisme égyptiens, « terre des Pharaons », « Om Eddonia », donnent eux-mêmes des justifications au pouvoir sans partage des militaires, favorables à toute idée de grandeur nationale titillant leur orgueil et leur ambition.
Le Général Al-Sissi sera alors réélu sans surprise. Cela semble aller dans « le sens de l’histoire » politique contemporaine de l’Egypte.
Hatem M’rad