Des municipales attendues comme le messie

 Des municipales attendues comme le messie

crédits photos : Fethi Belaid/AFP – Yassine Gaidi/Anadolu Agency /AFP


Sept ans après la révolution, le pays est confronté à une vague de contestation. En cause, la hausse des prix mais aussi la dégradation de la qualité de vie en partie due au lent déclin des services municipaux. En cette année de premier scrutin municipal post-révolution, nous sommes allés à la rencontre des Tunisois, partagés entre amertume, fatalisme et impatience. 


Après maintes tergiversations et reports, l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) a annoncé en décembre dernier que les élections municipales se dérouleront finalement le 6 mai 2018. Un soulagement pour tous ceux qui souhaitent tourner la page des délégations spéciales, ces entités du “provisoire qui dure”, censées pallier un temps l’inexistence de conseils municipaux élus, mais qui n’ont jamais été en mesure de régler durablement les problèmes des Tunisiens, faute de moyens et de volonté politique.


Au hasard des rues du centre-ville de la capitale, ou encore aux abords de ses grandes surfaces, tout usager de la route a eu affaire aux autoproclamés gardiens de parking de fortune. Dans l’aire de stationnement bondée d’une enseigne française de grande distribution, une mère de famille, visiblement agacée, joue le jeu à reculons : “Je venais d’en payer un autre quelques pâtés de maison plus loin, peste-t-elle. A votre descente de voiture, ils surgissent de nulle part et vous demandent des pièces. C’est un deal illégal sans reçu de paiement, mais c’est surtout une sorte de chantage tacite : vous avez tout intérêt à me payer, autrement je ne pourrai garantir que vous retrouverez votre véhicule en bon état à votre retour… Au moins, celui-ci m’a aidé à stationner.” La femme dit prendre son mal en patience jusqu’aux prochaines municipales.


 


Les riverains veulent “réinstaurer l’ordre”


Contre ces agissements qui confinent au racket en règle, les autorités locales tentent régulièrement la répression musclée en organisant des rafles suivies d’arrestations. Depuis juin 2016, ces “gardiens imaginaires” risquent une amende de 5 000 dinars (1 665 euros) et des peines allant de trois mois à cinq années de prison pour usage illégal d’une propriété de l’Etat, en vertu d’une nouvelle circulaire. En vain : à l’issue d’une trêve, ils finissent toujours par réapparaître, quand bien même des parcmètres ont été installés. La seule solution viable serait de faire surveiller les lieux par des agents municipaux, mais ceux-ci doivent être recrutés par une commission municipale. Et elle ne s’est pas réunie depuis fin 2009…


Un peu plus loin, rue Jamel-Abdel-Nacer et rue d’Angleterre, célèbres pour leurs arbres verdoyants et leurs bouquinistes achalandés, des stands anarchiques ont refait leur apparition quelques jours à peine après une médiatique opération coup-de-poing du gouvernement. Elle a été conduite à la demande pressante des riverains, pour “réinstaurer l’ordre” dans ces rues où il devenait quasiment impossible de circuler, à moins d’être en deux-roues, tant les stands sauvages de produits de contrebande en tout genre, envahissent la chaussée de part et d’autre de la route.


 


“Ça a suffisamment duré comme ça !”


“Je ne suis pas nostalgique de l’ancien régime ! prévient un passant rencontré non loin de l’avenue Habib Bourguiba, appelée aussi avenue de la Révolution. Nous savons bien que les jeunes qui s’installent ici dans les conditions que vous voyez le font pour manger. Ils viennent souvent de loin. Moi, je ne les traite pas de ‘péquenauds’ comme le font certains, mais trop c’est trop ! Mon quartier est méconnaissable, aucun touriste n’ose plus passer par là… Donc, oui, je suis pour le tout-répressif, la tolérance zéro. Ça a suffisamment duré comme ça !”


Les gouvernements successifs post-révolution ont bien tenté de trouver un compromis, en proposant de regrouper ces stands à la sauvette dans de grands espaces, sorte de marchés à ciel ouvert en dehors de la ville. Mais la gestion des places fut rapidement compromise par le népotisme et la corruption. Là encore, l’unique solution à long terme serait la réouverture d’un marché municipal pérenne et bien situé. Mais les autorités locales bottent en touche, arguant que ce projet relève des futures mairies.


Autre sujet motivant la grogne des riverains : la gestion des déchets domestiques. Selon le rapport Sweep-Net, publié en 2014, chaque habitant produit quotidiennement presque un kilo de déchets domestiques en zone urbaine, soit 2,5 tonnes par an pour l’ensemble du territoire, dont seulement les deux tiers iront dans des décharges.



 


La fin de l’ère “Labib”


Sous le règne de Ben Ali, une loi était passée, en 1996, pour fermer les dépotoirs anarchiques. C’est à ce moment qu’ont fleuri les “boulevards de l’environnement” et autres “avenues de la qualité urbaine”, sous l’impulsion du ministre de l’Environnement et de l’Aménagement du territoire de l’époque, Mehdi Mlika, neveu de l’ancien dictateur, qui s’est maintenu à ce poste durant sept longues années, de 1992 à 1999. Les Tunisiens se souviennent tous de “Labib”, ce sympathique fennec longiligne, sorte de mascotte emblématique de la propreté et dont les statues ornaient d’innombrables ronds-points.


Au cours des années 2000, le tri fait une timide apparition dans les grandes villes du pays. Il est progressivement abandonné aujourd’hui faute de renouvellement des équipements, mais aussi des grèves à répétition des agents de collecte, et plus généralement de l’irrégularité de la fréquence de leurs services. Soumis pour la plupart d’entre eux à un régime spécifique de “travailleur journalier” anciennement géré par les municipalités, ils multiplient depuis la révolution les mouvements de contestation réclamant des hausses de salaire ainsi que le paiement d’arriérés.


“Vous savez, parfois, ils viennent quand bon leur chante, au gré de la météo, c’est très aléatoire !”, râle un habitant de la cité Ennasr, pourtant considéré comme l’un des quartiers les plus huppés en périphérie de la capitale. En parcourant la zone, on se rend rapidement compte, en effet, de l’amoncellement de déchets ménagers sur les trottoirs au détour de chaque carrefour routier. “Regardezlà-bas, poursuit l’homme pointant vers une résidence gardée. C’est plus propre, et pour cause, c’est là qu’habitent plusieurs membres du gouvernement !” Selon lui, ces dernières années, le ramassage systématique a été soumis à un favoritisme éhonté et se fait au cas par cas.


D’autres habitants déplorent le fait que les délégations spéciales se sentent peu concernées par la raréfaction des bennes à ordures : “En 2011, il y en avait dans cette rue. Au gré de leur dégradation, elles n’étaient plus que trois, puis deux, puis une actuellement. Elles ne sont jamais remplacées par la Ville ! Il en résulte de l’insalubrité qui se traduit par une invasion de souris dans ces immeubles supposés de haut standing. Alors, nous songeons à déménager.”


 


Les “berbéchas”, des SDF qui trient les déchets


A Ennasr toujours, on peut observer une pratique pouvant sembler étrange pour les non-initiés. Des sachets sont accrochés aux poubelles. Certains contiennent des bouteilles ; d’autres des restes de pain. “C’est destiné aux berbéchas,” explique un riverain. Les “berbéchas” – littéralement “les fouineurs” – sont des miséreux, souvent SDF, qui effectuent une sorte de tri des déchets recyclables en amont, afin de gagner quelques pièces. Dans certains endroits, il n’est pas rare qu’ils passent des accords avec les résidents pour récupérer directement les bouteilles en plastique. Cela leur fait gagner du temps, et leur évite de fouiller parmi les ordures. Ces dernières années, ils sont de plus en plus nombreux à Tunis.


Ils sont nombreux à avoir baissé les bras. Pour autant, à coups de spots télévisés et de campagnes de sensibilisation, ONG et partis écologiques ne cessent de marteler que les problèmes d’insalubrité sont généralement le fait de facteurs multiples, incluant le comportement de chacun, y compris face au dysfonctionnement du système de collecte ou à des services municipaux défaillants, “qui ne sauraient constituer un prétexte à une démission collective”, aime à rappeler Morched Garbouj, responsable de l’association SOS-Biaa, qui œuvre dans le domaine environnemental.


Défaut de propreté, stationnement anxiogène, tri artisanal, déficit d’infrastructures urbaines, canalisations obstruées durant la saison des pluies… Les motifs de ras-le-bol sont légion, et les Tunisiens commencent à perdre patience. Une colère qui a sans doute contribué à motiver l’Isie à ne pas tarder davantage à fixer la date des élections municipales, devenues un véritable enjeu de salubrité publique. 


MAGAZINE FEVRIER 2018


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