Tunisie – La réforme des institutions est un tout

 Tunisie – La réforme des institutions est un tout

STR / AFP


Il est indéniable que le mode de scrutin proportionnel, qui correspond pourtant sur le plan théorique à l’esprit du régime parlementaire, a produit en Tunisie la partitocratie et ses dérives. Mais, il n’est pas le seul élément qui a fait éclater la vie politique, multiplié les partis politiques, fait sortir au grand jour l’amateurisme, voire l’infantilisme, de la classe politique, empoisonner le débat parlementaire et retardé les décisions politiques. La question institutionnelle est un tout, elle ne peut être partielle ou sectorielle.


Ce sont tant les curieux principes atypiques pour lesquels a opté la Constitution que les procédures et les modalités  pratiques choisies justement en rapport avec ce régime parlementaire déformé, qui sont mis à l’index. Le régime parlementaire, contrairement à l’opinion commune, et pour être objectif, n’est pas en cause. On aurait pu choisir un régime parlementaire classique, pur, où les clés du régime seraient, comme il est de tradition, entre les mains du chef de gouvernement, et où le Président de la République aurait eu juste un rôle honorifique d’arbitrage, ou même protocolaire. Là le régime parlementaire aurait fonctionné et permis au gouvernement de gouverner, et non pas seulement d’assurer l’intendance.


Certes, il n’est pas normal que le chef de gouvernement, qui dispose des pouvoirs politiques effectifs, qui définit la politique de l’Etat, qui est issu en principe de la majorité victorieuse aux législatives, et qui est responsable devant elle, ne puisse en retour et en toute logique dissoudre le parlement, lorsque la majorité ne le soutient plus ou fait de la résistance ou lorsque la minorité bloque le fonctionnement majoritaire de la démocratie. Le régime parlementaire, et il est devenu banal de le dire, est un système dans lequel le gouvernement et le parlement détiennent des moyens de pression réciproques l’un sur l’autre, nécessitant un réel compromis politique, un compromis sain, entre les deux grandes institutions de ce type de régime, au-delà des compromis et alliances entre les partis au gouvernement et au parlement.


Mais, la question ne concerne pas seulement les principes politiques pour lesquels a opté maladroitement ce système. Ce ne sont pas seulement les principes du régime abâtardi choisi qui empoisonnent l’atmosphère de la vie politique tunisienne. Ce qu’on oublie de relever, c’est que les procédures et les modalités pratiques du régime tunisien, prévues dans la Constitution, ont aussi contribué à vicier le fonctionnement de la vie politique et l’ont même paralysé, comme on le voit clairement tous les jours. Pourquoi donner la possibilité à une majorité très forte, voire impossible, de voter pour la désignation des membres des autorités de régulation, instances et cours constitutionnelles, et de leurs présidents respectifs, rallongeant indéfiniment les débats, jusqu’à lasser l’opinion et retarder indéfiniment les décisions politiques ? Pourquoi, pour gagner en célérité, ne pas donner la possibilité aux seuls présidents des grandes institutions politiques (Président, président de l’ARP, Président du CSM) de le faire, comme dans la plupart des pays démocratiques ? A supposer qu’on opte, comme en Tunisie, pour la désignation des membres de ces autorités par des majorités parlementaires, pourquoi avoir opté pour une forte majorité ? Pourquoi ces majorités surqualifiées, 2/3 ou autres ? Pourquoi avoir aussi choisi de voter la confiance des nouveaux ministres en cas de remaniement partiel, alors que la Constitution ne parle du vote de confiance que pour le gouvernement une fois désigné en bloc ? Pourquoi c’est le Président de la République, sans pouvoirs réels dans l’Etat, du moins par rapport au chef de gouvernement, qui a constitutionnellement le droit de dissoudre le parlement ? Et surtout pourquoi avoir établi des conditions draconiennes qu’il est impossible de mettre en œuvre pour la dissolution du parlement par le Président de la République ? Ennahdha, constituant effectif, qui n’ignorait pas qu’elle avait de fortes chances de détenir la majorité au parlement en 2014, avait alors tout fait pour empêcher une quelconque autorité de dissoudre le parlement.


Les modalités pratiques de la Constitution en rapport avec la question du régime politique sont bien, eux aussi, en cause. La désignation des membres des autorités de régulation, comme l’ISIE autrefois, ou comme pour ceux de la Cour constitutionnelle et comme ce sera le cas pour les prochaines autorités de régulation, où d’autres batailles, guerres de tranchée et spectacles parlementaires seront livrées, est devenue quelque chose d’artificiel, sans rapport avec la compétence des personnes à désigner, sans rapport avec l’équilibre réel des forces politiques, sans aucune efficacité sur le plan du fonctionnement de l’Etat. Des mécanismes plus rapides et moins encombrants auraient pu éviter des chamailleries inutiles retardant les décisions politiques. Chamailleries, du reste, de nature à mettre la partitocratie au premier plan.


Pour l’opinion commune, le mode de scrutin proportionnel fait aussi traditionnellement partie de ces questions qui provoquent la partitocratie et l’instabilité gouvernementale, surtout en l’absence de traditions démocratiques, partisanes et parlementaires, comme dans le cas de la transition tunisienne. Il favorise un système multipartisan formé de partis à structure rigide et indépendants les uns des autres. On n’en disconviendra pas.


Mais les choses sont plus complexes. Il faut savoir que deux ou trois modes de scrutin différents peuvent produire dans des contextes différents, une représentation politique assez semblable. Prenons le cas de la France, de l’Allemagne et de l’Espagne. La représentation politique en France est élue au scrutin majoritaire à deux tours. Alors que la représentation politique en Allemagne et en Espagne est élue au scrutin proportionnel, scrutin mixte en Allemagne, à moitié majoritaire. Pourtant ces trois systèmes différents ont produit une représentation politique assez semblable autour de grands partis ou de grandes alliances. En France, la vie politique tournait jusque-là autour de deux grands  pôles, de droite et de gauche, chacun de ces pôles était conduit par un grand parti (PS, gaullistes ou Républicains), puis s’est ajoutée l’extrême droite (FN). Aujourd’hui le mouvement « République En Marche » détient la majorité absolue à lui seul. En Allemagne, la vie politique a fait apparaître un grand groupe socialiste (SPD), un pôle de droite (CDU-CSU-FDP), un groupe écologiste. Aujourd’hui, on relève la montée de l’extrême droite, mais cela n’a pas mis fin aux regroupements traditionnels et au sens du compromis des Allemands. Mieux encore CDU et SPD concluent souvent des alliances, comme c’est encore le cas aujourd’hui. En Espagne encore, les députés sont élus à la proportionnelle, et pourtant le système politique espagnol se caractérise par le bipartisme (issu pourtant en Angleterre de la brutalité du scrutin majoritaire à un tour). Deux partis à vocation majoritaire se succèdent au pouvoir : le Parti socialiste (et ses alliés) et le parti populaire (et ses alliés), et aujourd’hui s’ajoute à un moindre degré « Podemos » et ses alliés. C’est d’ailleurs la carte parlementaire d’aujourd’hui. La proportionnelle ne mène pas forcément à la partitocratie et à l’éparpillement partisan. Il faut le savoir et le dire.


Ainsi, il est faux de dire, dans l’absolu, que le scrutin proportionnel conduit inévitablement à l’éclatement et à la déstructuration de la vie politique. Il peut aussi conduire à des regroupements structurés et solides et dégager de fortes majorités. Tout dépend du contexte et de la configuration politique. Il ne faut pas trop être obnubilé par les modèles électoraux français, notamment par l’évolution de l’expérience française de la IIIe à la Ve République, de ses mérites et démérites. En Tunisie, vu que deux grands partis émergent sur la scène politique dans la transition, Nida et Ennahdha, qui ont alterné au pouvoir, il est probable que quel que soit le mode de scrutin choisi (majoritaire à un tour, à deux tours ou proportionnel), ils seront vraisemblablement encore dans les premières loges au parlement. Comme ces deux partis sont des partis de type gouvernemental, équilibrant le jeu politique par leurs forces respectives, représentant les deux flancs politiques opposés du pays, comme en Allemagne pour la CDU/CSU et le SPD, il est probable qu’ils maintiendront encore leur alliance gouvernementale, tendant à la stabilisation du système, même après 2019, et quel qu’en soit le vainqueur.


Si on souhaite changer le mode de scrutin proportionnel pour balayer l’influence d’Ennahdha (scrutin nominal ou de liste), il faudrait déchanter. Le scrutin majoritaire va même renforcer et institutionnaliser le pouvoir d’Ennahdha qui a de fortes chances d’être seule au pouvoir face à un parti laïc, qui sera peut-être de moindre importance au vu du déclin de Nida.


Si on souhaite changer la proportionnelle pour éliminer la partitocratie et l’instabilité, on se trompera de sujet, car les modalités pratiques du régime, telles que prévues par la Constitution (majorité, désignation des instances de régulation, confiance, modalités techniques de dissolution) ne permettent pas de le faire, même si on opte pour un scrutin majoritaire à deux tours. Eliminer la proportionnelle, c’est permettre aux petits partis de transférer le théâtre politique dans la rue et d’y avoir un pouvoir grandissant, qui se juxtaposera à celui déjà menaçant des syndicats, d’autant plus que le système politique ne s’est pas encore stabilisé dans la transition. On aura la partitocratie et la syndicalisation ensemble dans la rue.


Il serait plus intéressant d’opter pour un scrutin mixte, pour maintenir la représentativité des partis (grands et petits) tout en donnant à la majorité le pouvoir de gouverner. Ce scrutin mixte devrait être équilibré, comme en Allemagne, mais pas déséquilibré, comme en Italie aujourd’hui ou en Tunisie sous Ben Ali. En Allemagne, en effet, les députés du Bundestag sont élus selon un scrutin mixte dans lequel la moitié des 656 députés (328 députés dans 328 circonscriptions) est élue au scrutin majoritaire uninominal à un tour et l’autre moitié est élue à la proportionnelle à travers des listes au niveau des Länder (régions).


La démocratie tunisienne est encore en voie de construction, les partis aussi. Le système n’est pas encore arrivé à sa vitesse de croisière, il est en pleine croissance. On sait qu’une des lois inéluctables des transitions, c’est que les partis disparaissent progressivement d’eux-mêmes. Mais, l’instabilité et la partitocratie dans cette étape ne vont pas disparaître par la disparition miraculeuse de la proportionnelle. La réforme des institutions est un tout : Constitution, modalités techniques et pratiques (majorités, dissolution, confiance), partis et modes de scrutin, tous y contribuent.


Hatem M’rad