Leyla Dakhli : « Le discours religieux a pris le pas sur l’égalité »

 Leyla Dakhli : « Le discours religieux a pris le pas sur l’égalité »

crédit photo : Philippe Roy/Aurimages/AFP


Chercheuse au CNRS, historienne et universitaire tunisienne installée en France, Leyla Dakhli s’interroge sur la place de la femme dans le monde arabe. Elle relève un décalage entre les droits des femmes, en progression, et leur application au quotidien dans la société.



Selon vous, quel est le statut de la femme dans les pays du Maghreb ?


Il est difficile de répondre à cette question. Il y a des ­situations, des femmes, et il y a les droits des femmes. Ils sont très différents dans chacun des pays. On sait que le code du statut personnel tunisien, confirmé par la nouvelle Constitution et étendu par de nouveaux droits depuis 2011, fait que ceux-ci en Tunisie sont plus importants que dans les pays voisins. C’est l’une des grandes déceptions de la “révolution algérienne”, celle de l’indépendance, que de n’avoir pas amené à plus d’égalité femmes-hommes, par exemple. Ces droits ont néanmoins partout avancé. Cette question n’épuise pour autant pas celle du statut. Les femmes sont dans des situations de domination sociale, ainsi que dans la sphère familiale, alors qu’elles sont les plus diplômées et qu’elles accèdent souvent à l’emploi salarié. Le plafond de verre est très fort dans les pays du Maghreb.


 


La Tunisie fait-elle office de modèle pour ses voisins ou diriez-vous que chacun des pays a une histoire différente dans le combat pour le droit des femmes ?


C’est évident, même s’il faut se souvenir que les luttes féministes dans le monde arabe ont été portées depuis la fin du XIXe siècle un peu partout dans la région et que ces mouvements ont participé aux congrès internationaux pour les droits des femmes. La colonisation, puis les Etats indépendants, ont fait la différence. Il y a d’abord le combat, ensuite les institutions et les Etats. Bourguiba a jugé que c’était une priorité dans la modernisation de l’Etat tunisien, dans le droit fil, non seulement des combats féministes qui lui sont contemporains, mais aussi des pensées réformatrices tunisiennes, comme celle d’un Tahar Haddad. Au Maroc, la forte domination d’un système royal patriarcal, malgré la ­volonté d’apparaître comme “moderne”, n’a pas incité les monarques à se saisir de cette question. Dans le ­savant dosage entre conservatisme et libéralisme, les droits des femmes sont passés à côté.


 


Pour vous les droits des femmes au Maghreb, sont plutôt en progression ou en régression ?


Je dirais qu'ils ont été longtemps en progression et le restent. La question, aujourd’hui, c’est leur application, leur maintien, et le fait que le patriarcat continue à être souverain dans la sphère privée. Ce décalage entre les droits, mais aussi la position sociale des femmes et un système patriarcal met les sociétés en tension.


 


Et quid de la place de la religion dans ce débat ?


Désormais, les débats sur les droits des femmes se ­décalent vers des questions d’identité ou de religion. La focalisation sur les bouts de tissus qui couvrent les corps montre bien combien on cherche à éviter la question stricte des droits. Ainsi, le débat sur l’héritage, entrepris en Tunisie, a montré combien les discours religieux et identitaires avaient pris le pas sur la question de l’égalité. Aujourd’hui, la soi-disant “loi islamique”, fondée sur une interprétation figée des textes, s’oppose de manière frontale à la progression des droits. Alors que les premiers féministes arabes étaient bel et bien des savants religieux, lesquels proposaient un renouvellement des relations entre les femmes et les hommes à partir du Coran. Il s’agit donc là, à mon sens, d’une instrumentalisation de la religion à des fins de conservatisme social et politique. Les femmes libres, égales, dignes… sont considérées comme des obstacles. Les discussions récurrentes sur la question du viol et de sa pénalisation-criminalisation sont des signes de ce conservatisme que certains cherchent à préserver.


 


Quelles sont, selon vous, les avancées majeures que ces pays doivent porter ?


Je ne voudrais pas donner de leçon aux femmes et aux hommes qui se battent et légifèrent au Maghreb. Je constate simplement qu’il y a des combats qui se mènent aujourd’hui et qui déplacent un peu les espaces qui ont été jusqu’à présent ceux du “féminisme d’Etat”. Il s’agit notamment des luttes qui se concentrent sur les corps des femmes et leur intégrité physique (violences, harcèlement, mariages forcés, excisions, etc.). Ce sont des chantiers féministes qui réunissent des femmes qui ont socialement des statuts très différenciés. Les inégalités fortes touchent évidemment les femmes comme les hommes dans les sociétés du Maghreb, et on ne peut pas parler d’une situation unifiée en fonction des classes ­sociales, de la capacité à être mobile, de l’accès à l’éducation, etc. C’est un des points de fractures du féminisme que cette capacité à prendre en compte les inégalités et à faire avec, sans se focaliser sur des questions comme le port du voile ou la religion de manière générale.


 


Y a-t-il un nouveau front féministe ?


La génération des féministes “laïques” a eu tendance à se laisser piéger par ces questions sans voir combien le “retour du voile” était l’expression d’un déplacement bien plus radical des questions féministes sur le terrain des corps. A mon sens, “l’affaire” de la Femen Amina Sbaoui, en Tunisie, affichant sur sa poitrine “Mon corps m'appartient, il n’est l’honneur de personne”, (elle fut par la suite ­menacée de mort, ndlr) tout comme l’explosion du port du voile dans les villes, sont le signe de ce nouveau front ­féministe-féminin, qui reste encore à comprendre. 


La suite de la Série Société : Droits des femmes


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Droits des femmes : Où en est la loi au Maghreb ?


MAGAZINE MARS 2018