Le sempiternel débat autour des non-jeûneurs refait surface
Inquiet de dérives inédites cette année dans le discours anti non-jeûneurs des autorités, un collectif d’associations de défense des libertés individuelles appelle dans une lettre ouverte les autorités à protéger « la liberté de conscience et de religion » en ne prohibant pas le droit de manger, de boire ou fumer en public durant le ramadan.
Comme chaque année, et en vertu de textes juridiquement flous sur « l’outrage aux bonnes mœurs » et de circulaires remontant à plusieurs dizaines d’années, des Tunisiens seront vraisemblablement arrêtés pour avoir mangé ou fumé publiquement durant le jeûne.
Interrogé par la députée Hager Ben Cheikh Ahmed (ex bloc Afek Tounes) sur une circulaire de 1981 ordonnant la fermeture des cafés durant le ramadan, le ministère de l’intérieur avait répondu par un courrier ambivalent. Le ministère y justifiait en effet la fermeture des cafés par le risque de « heurter les jeûneurs » et de « provoquer des attentats », tout en assurant qu’il n’y avait pas de poursuite contre les cafés ouvrant dans la discrétion ni contre ceux qui mangent en public. « Typiquement tunisien dans la posture », rétorquent les détracteurs des autorités.
Déplorant le « déni » du ministère de l’intérieur sur les arrestations de non-jeûneurs, des ONG appellent aujourd’hui le pouvoir à « faire cesser toutes les atteintes aux libertés individuelles ». Les signataires, dont la Ligue tunisienne des droits de l’homme LTDH, l’Association tunisienne des femmes démocrates ATFD, ainsi que diverses associations de défense des minorités, ont déploré, « à l’approche de ramadan, […] l’augmentation des menaces contre la liberté de conscience, de religion, d’opinion et d’expression ».
Carte Google des restaurants et cafés ouverts, mise à disposition des dé-jeûneurs
Hashtag #fater, désormais incontournable
Dans cette lettre ouverte adressée au président Béji Caïd Essebsi, au Parlement, au chef du gouvernement, Youssef Chahed, ainsi qu’au pouvoir judiciaire, les organisations soulignent qu’elles sont prêtes à saisir la justice pour « faire respecter » ces libertés garanties par la Constitution de 2014.
Diverses autres associations ont également appelé au respect de la liberté de conscience, une clause qu’elles pensaient acquise, via la nouvelle Constitution de 2014.
Aucune loi à proprement parler n’interdit de manger ou boire en public en Tunisie durant le ramadan, mais face aux contrôles récurrents, cafés et restaurants ferment ou dissimulent leur vitrine durant la journée. Sous le hashtag #fater (« dé-jeûneur »), des non-jeûneurs échangent dans des groupes d'entraide sur les réseaux sociaux des informations sur les lieux qui restent ouverts. Le groupe (fermé) principal sur Facebook compte notamment plus de 10 mille utilisateurs.
Le rapporteur spécial des Nations unies sur la liberté de religion, Ahmed Shaheed, a loué le mois dernier la « vision progressiste » de la Tunisie, tout en notant la persistance de « restrictions », citant notamment l’arrestation de non-jeûneurs durant le ramadan. En juin 2017, cinq personnes avaient été condamnées à un mois de prison pour avoir mangé ou fumé en public en plein ramadan.
Dérapage du ministre de l’Intérieur
Cette année au premier jour du ramadan, le ministre de l’Intérieur Lotfi Brahem a déclenché une polémique en s’exprimant sur le sujet devant la Commission de la législation générale à l’Assemblée des représentants du peuple. « La minorité qui n’est pas convaincue par l’obligation du jeûne doit respecter la majorité des 98% ou 99% de Tunisiens qui font le jeûne », a soutenu le ministre, ajoutant qu’« ayant protégé les juifs pendant le pèlerinage de la Ghriba à Djerbail est de notre devoir de de protéger les rites de la majorité en Tunisie pendant le mois de Ramadan… ».
Pour l’universitaire Insaf Machta qui commentait ces déclarations, « il s’agit d’un raisonnement inepte assimilant ceux qui mangent et boivent dans les lieux publics pendant ramadan à des terroristes puisque la menace qui plane sur le pèlerinage juif est d'ordre terroriste. Un sens de l'analogie et de la pertinence analogique hors pair. Mais ce qui est en fait exprimé de manière indirecte c'est que la décision de fermer les cafés obéit à un impératif sécuritaire qui assimile l'entorse à une norme sociale à une atteinte à l'ordre public. »
Un sit-in des non-jeûneurs est prévu pour le 27 mai prochain devant l’Office national tunisien du tourisme. Plus que jamais, c’est l’impasse qui semble prévaloir entre les deux camps autour de l’inextricable question de l’observance du jeûne.
Seif Soudani