Tunisie – Désaccord de Carthage, accord Nida-Ennahdha
L’accord de Carthage, conçu pour stabiliser le pays, est devenu tributaire d’une affaire de personnes. Aujourd’hui le président Essebsi, butant sur un seul point (sur 63 autres), celui du maintien ou mise à l’écart de Youssef Chahed, suspend cet accord.
On le sait déjà, les compromis, les coalitions ne sont pas de fabrication aisée, en temps normal comme en transition démocratique. Ce n’est pas forcément l’adhésion aux valeurs qui unit les partenaires, mais seulement la nécessité. Et la nécessité peut être égratignée par la conjoncture. L’accord de Carthage a été conçu pour stabiliser le pays politiquement, socialement et économiquement jusqu’aux élections de 2019. Mais, aujourd’hui le président Essebsi, faute de consensus nécessaire avec les partenaires de cet accord de Carthage, butant sur un seul point (sur 63 autres), celui du maintien ou mise à l’écart du chef de gouvernement Youssef Chahed, décide de suspendre cet accord. L’accord de Carthage devient tributaire d’une affaire de personnes.
L’accord de Carthage se transmue d’abord en un conflit entre des personnes concernées par les échéances de 2019, au sein du parti majoritaire, Nida Tounès. Le directeur exécutif de Nida, Hafedh Caïd Essebsi, qui a pris goût au pouvoir, voudrait écarter le chef du gouvernement Youssef Chahed, son concurrent direct pour 2019, issu de son propre parti. Il voudrait alors, comme il l’a déclaré, l’écarter du gouvernement pour insuffisance de résultats. C’est son père BCE qui s’est chargé de l’écarter, lui (HCE), « politiquement », via Youssef Chahed, visiblement autorisé à remettre le fils à sa place. Le président semble ainsi avoir fait son choix pour l’Exécutif, et sans doute pour le prochain candidat de son parti. Mais prudence, tout va y aller vite d’ici 2019.
Le directeur exécutif de Nida semble plus isolé que jamais. Abandonné dès le départ par les fondateurs légitimes du parti, puis par un groupe de députés de son parti au parlement, par le chef du gouvernement, maintenant par son père via le chef du gouvernement. L’opinion, elle, lui a été toujours été hostile pour avoir usurpé sa place à la direction du parti, lui rappelant trop le régime dynastique de Ben Ali. Pourquoi BCE a-t-il pris position maintenant, et tardivement, contre son fils ? Est-ce qu’il voulait laisser pourrir la situation pour que l’appui de Chahed paraisse plus légitime et permettre de remonter aussitôt la pente? Est-ce parce que les échéances de 2019 se rapprochent vite? Est-ce parce qu’il a constaté les échecs successifs de son fils à la tête du parti qu’il a fondé, et qui, sous sa direction était toujours gagnant ? Est-ce parce l’entente familiale serait arrivée au point mort entre les partisans de son fils et sa position à lui ?
En face, Youssef Chahed est-il l’homme de la situation ? Il a été désigné par le président en 2016, pour conduire l’accord de Carthage, mais l’accord de Carthage semble marquer ses limites en raison des interférences des uns et des autres et de la conjoncture économique et sociale encore pesante. Le président l’a nommé auparavant conciliateur entre différents courants rivaux à Nida Tounès. C’était un signe.
Le président semble séduit par le profil de Chahed, fils de bonne famille, qui a le mérite de la jeunesse, de la moralité, du sens de l’Etat…et de la proximité. Il l’a aujourd’hui imposé contre vents et marées contre son propre fils, tenté par la rébellion. C’est vrai que Chahed est populaire auprès de l’opinion, alors qu’il n’a jamais cherché la popularité. Du moins, il ne l’a jamais cherché directement. Au fond, il est populaire aussi, parce qu’il est souvent pris pour cible par le fils du Président. L’impopularité de l’un déteint sur la popularité de l’autre.
Mais Chahed ne pense pas moins au pouvoir suprême, lui aussi, depuis qu’il est chef du gouvernement. Comme Mzali au temps de Bourguiba finissant. Béji semble vouloir le laisser gagner encore quelques galons d’expérience en le maintenant au gouvernement jusqu’en 2019. Youssef Chahed a beau avoir un profil convenable, la stature d’un homme d’Etat, on ne décèle pas moins une sincérité naïve chez lui. Il manque encore d’expérience politique. On n’a jamais détecté chez lui le moindre acte politique majeur. Chose relevant il est vrai du président, qui l’oblige de s’occuper de l’intendance.
Il est souvent coincé entre le président, Ghannouchi et l’UGTT, comme l’illustre sa langue de bois, un peu trop prudente et anachronique pour son âge, mais qui explique la fragilité de sa position. Deux fois seulement, il a pris parti politiquement : quand il a décidé de lutter fermement contre la corruption (emprisonnement de Jarraya, arrestations) contre l’avis de HCE et de ses proches et de son parti et quand il s’est attaqué directement et nommément à HCE à la chaine Al-Watania il y a quelques jours, en le désignant comme le responsable principal de la déconfiture du parti, avec ses collaborateurs. Dans les deux cas, visiblement sous l’instigation de son mentor, s’agissant d’actes politiques ressortant de la sphère présidentielle.
Mais l’accord de Carthage se transfigure aussi en conflit de personnes entre Noureddine Tabboubi le secrétaire général de l’UGTT et Youssef Chahed. Conflit ayant aussi en arrière-plan une divergence politico-économico-sociale. L’UGTT voudrait empêcher le chef du gouvernement de conduire de grandes réformes : privatisation des entreprises publiques, gel des salaires, CNAM, retraites.
Les finances publiques sont malmenées et le gouvernement a besoin de l’appui du FMI et des bailleurs de fonds internationaux. Tabboubi en veut aussi à Youssef Chahed, parce que le gouvernement a osé ouvrir une enquête sur une éventuelle affaire d’espionnage dans laquelle on suppose qu’un dirigeant de l’UGTT, Bouali Mbarki, serait impliqué. Il pense alors qu’on cherche à démolir l’UGTT. Du coup l’impétueux Tabboubi demande la tête du chef de gouvernement, autrement il quitterait l’accord de Carthage, et il semble bien décidé à partir.
Aujourd’hui avec le recul, on peut penser que l’association de l’UGTT à l’accord de Carthage a été en langage des assurances, à la fois un « bonus » et un « malus ». Un bonus parce qu’en tant que force sociale et dans une transition compliquée, il était opportun de l’associer au pouvoir et de se concerter avec elle directement. Un malus, parce qu’on l’a vu dès le départ, l’UGTT n’a pas ramené la paix sociale, elle a continué à jouer son propre jeu. Elle feignait d’ailleurs de ne pas désigner ses représentants au gouvernement, elle le faisait quand même par des voies bifurquées.
Il n’est pas dans la nature d’un syndicat d’être associé dans une alliance de partis au gouvernement. Les alliances se font entre partis. Le rôle des partis, s’ils sont dans la majorité, est de gouverner ; le rôle d’un syndicat est d’être un contre-pouvoir, pas de s’afficher au pouvoir, même s’il peut avoir des ententes provisoires avec ce dernier.
Cela n’a pas réussi à l’époque du parti unique (PSD et RCD) sous Bourguiba et Ben Ali, où le parti au pouvoir voulait attirer vers lui l’UGTT, constituer un front électoral avec lui, et la mettre sous ses bottes. Cela a fini par un clash avec Habib Achour, et par une quasi-extinction de l’UGTT sous Sahbani et Jerad à l’époque de Ben Ali. Cela n’a pas marché non plus dans le système de l’accord de Carthage d’aujourd’hui. L’UGTT était mal à l’aise dès le départ. Elle tenait à afficher son opposition au gouvernement, même si elle est partie à l’accord de Carthage.
Mieux encore, il semble qu’en associant l’UGTT à l’accord de Carthage et en allant la chercher pour l’intégrer presque de force, le Président n’a pas manqué d’aiguiser son appétit au pouvoir et celui de son nouveau secrétaire général, même si l’UGTT a toujours fait de la politique. Consciente de son rôle dans l’encadrement de la révolution, dans l’idée qu’elle a propulsée de l’Instance de protection de la révolution, dans le dialogue social (finissant par un Nobel), dans l’accord de Carthage, et de son influence dans le jeu politique de la transition, souvent consultée en cas de crise ou blocage, l’UGTT a pris goût au pouvoir, elle en redemande.
Elle a tendance à se croire plus légitime que les gouvernements, parce qu’elle est du côté du social, des travailleurs et de ses syndiqués. Peut-être qu’on aurait dû opter en 2016 pour deux types d’instances à l’accord de Carthage : un accord de Carthage gouvernemental composé exclusivement de partis, et une autre instance réunissant les partis au gouvernement et l’UGTT et l’UTICA, les deux partenaires essentiels. On n’aurait ainsi pas mélangé les genres : le politique et le social, et on aurait confiné l’UGTT à sa place naturelle, sans trop l’appâter.
Cela dit, que l’accord de Carthage soit suspendu, cela ne veut pas dire pour autant que la coalition Nida-Ennahdha se soit évaporée. C’est la coalition élargie aux autres partenaires politiques et sociaux qui est en cause (de Carthage), pas la coalition de base entre Nida et Ennahdha.
Pour Ghannouchi, peu importe le conflit Chahed-HCE; peu importe encore le conflit Chahed-Tabboubi. Peu importe même les soubassements politiques de ces conflits de personnes. Seule compte pour lui l’alliance stratégique de fond entre Nida et Ennahdha, garante de la stabilité gouvernementale, du maintien au pouvoir, de la recomposition d’Ennahdha. Il en va de même pour le président Essebsi. Il a conçu essentiellement cette alliance duale pour la stabilité politique d’une majorité fragile certes, mais pouvant le mener au terme du mandat présidentiel et législatif.
Si Béji craignait les alliances avec les petits partis et leurs enchères, il ne craint pas de s’associer avec Ghannouchi et Ennahdha (comme l’y invitent les rapports de force). C’est du solide pour lui. Ils parlent tous les deux le même langage réaliste. N’oublions pas que c’est l’ossature Nida-Ennahdha qui a conduit les affaires du pays, avec d’autres partis, de 2014 à 2016. Mais, il est vrai que cette coalition majoritaire de base Nida-Ennahdha, de nécessité, n’a pas suffi pour établir la paix sociale entre 2014 et 2016.
On a alors pensé en été 2016 que l’intégration, au-delà d’autres partis, des partenaires sociaux, surtout de l’UGTT, dans un autre accord élargi, pourrait permettre au gouvernement de gouverner et de produire une trêve sociale. Ce qui n’a pas été le cas. Dans l’esprit du président Essebsi, l’accord de Carthage est fondamentalement un accord tripartite Nida-Ennahdha-UGTT, les autres partenaires sont plutôt des forces d’aplomb.
Maintenant, il reste à savoir si BCE va reprendre la formule diptyque initiale Nida-Ennahdha (pour cela il faudrait peut-être recomposer Nida) ou la formule remaniée du triptyque Nida-Ennahdha-UGTT (pour cela il faudrait convaincre l’UGTT)?
Hatem M’rad