Rapport Colibe, les propositions de la discorde
C’est à la mi-juin courant que la Commission des libertés individuelles et de l'égalité (« Colibe »), présidée par la député féministe Bochra Belhaj Hmida, avait rendu son rapport comportant des « propositions de lois visant à faire correspondre l'arsenal juridique tunisien aux exigences d'égalité et de libertés individuelles ». Mais à mesure que les Tunisiens et une partie de la société civile en découvrent le contenu, la polémique enfle.
Totalisant près de 300 mille vues en ligne, le prêche du docteur et imam zitounien Elyes Dardour vendredi dernier a consisté en une violente diatribe contre le rapport de la Colibe
Le rapport en question est le résultat de trente-trois réunions tenues par la Commission tout au long d’une dizaine de mois, entre le 17 août 2017, date de sa création en marge de la fête nationale de la femme par le président de la République Béji Caid Essebsi, et le 12 juin 2018 date de la remise de son rapport final ainsi que de sa publication en ligne, consultable ici.
Composé de 235 pages, le rapport comporte deux grands chapitres distincts : l’un relatif aux droits et les libertés individuelles, l’autre à l’« égalité ».
Les mesures phares sont aussi les plus controversées
L’égalité homme – femme totale dans l’héritage d’une part, et entre les enfants légitimes et naturels (biologiques) d’autre part, ainsi que l’égalité dans l’attribution de la nationalité et le choix du nom de famille (possibilité de choisir celui de la mère), outre l’annulation de la peine de mort et l’abolition de la criminalisation des pratiques homosexuelles, constituent les principales recommandations inscrites dans le rapport de la Colibe.
Rédigé via l’apport conjoint d’un panel de juristes, d’anthropologues et d’islamologues, entre autres spécialistes, ce rapport est mis en ligne afin « d’instaurer un débat de société sur la question des libertés individuelles et l’égalité du genre qui sont “une condition fondamentale de la démocratie », selon Ikbel El Gharbi, anthropologue de religion et membre de la commission.
« Il ne saurait y avoir de possibilité de progrès sans les libertés individuelles et sans égalité véritable », a-t-elle souligné, indiquant que la commission, composée de 9 membres, a fait le bilan de l’arsenal juridique existant et a présenté des recommandations visant à renforcer les libertés individuelles et l’égalité du genre conformément à la nouvelle Constitution du 27 janvier 2014 et aux conventions internationales, notamment celles relatives aux droits de l’Homme.
Deux projets de loi sont en outre proposés dans le cadre de ce rapport : une loi organique relative au Code des droits et des libertés individuelles, et une loi organique relative à la lutte contre la discrimination à l’égard de la femme et entre les enfants.
Le premier projet de loi annule notamment la circulaire portant sur la fermeture des cafés pendant le mois de ramadan. Quant au second, celui qui fera sans doute couler le plus d’encre, est celui relatif à la lutte contre la discrimination à l’égard des femmes et entre les enfants comporte des articles qui concernent la femme et la famille d’une manière générale. Il est divisé en deux parties, la première concerne l’égalité entre l’homme et la femme, tandis que la deuxième concerne l’égalité entre les enfants.
Le mari n’est plus « le chef de la famille »
La première partie stipule la nécessité de garantir l’égalité dans le Code de la nationalité en donnant, par exemple, le droit à la nationalité tunisienne à « tout enfant né en Tunisie et ayant une grand-mère paternelle de nationalité tunisienne ou une mère ou des grands-parents maternels de nationalité tunisienne ».
Le projet de loi recommande par ailleurs l’annulation de la dot, et la non-discrimination entre les parents dans le consentement de mariage au mineur limité actuellement au père, tel qu’inscrit actuellement dans l’article 8 du Code du statut personnel (CSP).
Il s’agit également d’annuler les délais de viduité de manière progressive et de revoir l’article 23 du CSP (les deux époux doivent remplir leurs devoirs conjugaux conformément aux usages et à la coutume) en supprimant les termes « usages » et « coutumes », qui représentent, selon le rapport, un danger; mais aussi l’expression « le père en tant que chef de famille » pour garantir l’égalité entre les époux, y compris dans leurs devoirs économiques.
Il est aussi suggéré d’amender l’article 38 du CSP (le mari doit des aliments à la femme après la consommation du mariage et durant le délai de viduité en cas de divorce) pour ajouter « sauf si elle dispose d’une entrée d’argent ». Ainsi, le droit de la femme à une pension alimentaire ne sera plus automatique, surtout si celle-ci dispose d’une entrée d’argent fixe, auquel cas elle devra subvenir aux besoins de ses enfants.
Toujours selon le rapport, pour réaliser « l’égalité totale », il conviendra également d’attribuer le nom de famille maternel ou paternel à l’enfant ou les deux ensembles. Sur Facebook, de nombreuses internautes tunisiennes n’ont pas attendu le texte de loi et ont déjà opté pour cette dernière option, en affichant un nom qui signale un positionnement d’« empowerment » féministe.
S’agissant enfin de la loi successorale, le rapport met l’accent sur l’importance de lancer une nouvelle initiative pour amender cette loi et recommande la nécessité de consacrer l’égalité totale dans l’héritage. Malgré « un texte coranique clair » sur cette question selon nombre de théologiens, la norme deviendrait l’égalité, et l’exception serait de donner le droit au successeur de signer un testament pour maintenir la répartition des parts telle que stipulé dans l’actuel code, lui-même inspiré du Coran.
A-t-on ouvert la boîte de Pandore ?
En remettant le rapport au président de la République qui le lui avait lui-même demandé, soucieux de contenter son électorat laïque et moderniste, la militante féministe Bochra Belhaj Hmida sait sans doute que c’est une patate chaude qu’elle remet à Béji Caïd Essebsi, aujourd’hui de facto sous pression de puissantes ONG nationales et internationales.
Sur les réseaux sociaux, l’intellectuel conservateur Sami Brahem écrit : « En parcourant minutieusement le rapport de la Colibe, on pourrait considérer que l’une des phrases clés qui en résument la philosophie du rapport, son background, ses finalités et sa pédagogie, figure dans les pages 171 et 172, à propos de l’attribution du nom de famille de la mère : « s’atteler à cette question pourrait paraître relever de la surenchère ou encore d’un débat qui n’a pas lieu d’être […]. Il n’y a en effet pas de demande en ce sens entre parents sur la question de la transmission du nom. Il n’en demeure pas moins que la problématique existe, et que l’égalité ne peut être soumise à des degrés divers, selon les cas… ». Ceci nous renvoie à une conception rigide, formaliste, verticale, universalisante, et autoritaire de l’égalité, au mépris des spécificités de chaque société, d’où le besoin de recourir au pouvoir pour l’imposer ».
Depuis que le rapport fut rendu public, les clivages de la société tunisienne, encore polarisée sur ces questions, ont refait surface. Si les associations LGBT jubilent d’avance, les prêches du vendredi sont unanimes, y compris chez les imams zitouniens réputés pour leur modération, pour condamner en chœur ce qu’ils considèrent comme un texte contraire aux enseignements de l’islam. D’où la sortie médiatique hier mardi de Bochra Belhaj Hmida pour appeler les hommes de religion à « ne pas outrepasser leurs prérogatives ».
Pour l’heure, l’ensemble des partis politiques du pays observent une attitude aussi silencieuse que prudente quant au contenu du rapport. Au moment où la grogne sociale face aux multiples hausses des prix des denrées alimentaire se fait sentir, conjuguée à la déception du Mondial et à une crise politique au sommet de l’Etat, il serait pour le moins optimiste de penser que le président de la République soumettra, comme prévu dans le meilleur des mondes, le rapport de la Colibe au Parlement, sans crainte de représailles et de quolibets.
Seif Soudani