Tunisie – Ennahdha entre le culturel et le politique

 Tunisie – Ennahdha entre le culturel et le politique

Rached Ghannouchi


Ennahdha veut le culturel et le politique. D'un côté, elle sait qu'elle ne peut durer politiquement que si elle renforce les valeurs islamiques au sein de la société. Pour elle, c’est le culturel qui fait le politique. D’un autre côté, elle ne peut être admise et reconnue dans le processus politique et démocratique que si elle se modernise et respecte les libertés individuelles. Les libertés, c’est un test, une épreuve de force.


Il n’est pas facile d’être un parti identitaire et de jouer au réalisme politique. Ennahdha est en train de le faire. Tantôt elle privilégie le culturel, tantôt le politique, tantôt les deux. Beaucoup de partis islamistes dans le monde arabe et asiatique sont plus culturels, plus religieux que politiques. Ils ont du mal à faire de la politique à partir du confessionnalisme. Ennahdha joue, elle, sur les deux registres. C’est ce qui fait son ancrage sociologique et sa percée politique, comme le montrent encore les résultats des Municipales.


Ennahdha, à la base un parti salafiste, conservateur, traditionnel, a fait sa mutation officielle lors de son congrès de mai 2016. Une mutation de type politico- idéologique. Elle se proclame désormais un parti professionnel, et non confessionnel, spécialisé en politique, abandonnant sa fonction de prédication. Mais l’islam reste pour elle la référence morale de base. Elle a renvoyé alors la prédication au volet associatif. A quelles associations et comment va-t-elle procéder en pratique? On ne le sait pas encore.


Ce qui est sûr, c’est qu’il y a beaucoup d’associations « culturelles », caritatives ou de bienfaisance, et de réseaux occultes qui relèvent politiquement d’Ennahdha et qui tournent autour d’elle, qui reçoivent beaucoup d’argent de Qatar et qui financent indirectement Ennahdha. Ce parti va-t-il facilement abandonner ce réservoir financier et ce subterfuge politique, d’autant que les contrôles sur les associations sont rares, pour ne pas dire inexistants, malgré le toilettage des textes ?


Ennahdha le sait fort bien. Elle sera jugée sur pièces, quant à la mise en forme de sa nouvelle stratégie dans l’action politique. Elle a changé depuis la Révolution, et notamment après 2014. Avant la Révolution, elle avait déjà la réputation auprès des islamologues et politologues occidentaux et orientalistes d’être un parti islamiste modéré, du moins par rapport à d’autres partis islamistes arabes et asiatiques plus extrémistes.


Les Tunisiens n’en sont pas tous convaincus. Ils ont eu le mérite de voir les islamistes au pouvoir. Ils ont été pris pour cible entre 2011 et 2014. Ils ont un peu expérimenté l’islamisme se faisant, comme les dissidents russes ont expérimenté le communisme dans les goulags sibériens. Ils n’ont alors pas beaucoup cru à cette « réputation » de modération du mouvement Ennahdha (violence, assassinat, agression, intimidation, chantage, islamisation rampante de la société). Le culturel, doivent-ils penser, ne peut se dissoudre au gré des mutations politiques. Un parti identitaire peut-il abandonner aisément son identité, sa raison d’être ? C’est comme s’il avait abandonné l’islam aux aléas d’un négoce politique désacralisé.


Mais Ennahdha a fait tout pour se racheter depuis. Elle a fait des compromis constitutionnels, toujours en sa faveur. Elle a négocié et discuté de tout avec ses adversaires, mêlant machiavéliquement marchandage et chantage : qu’il s’agisse des institutions, de l’économie, du social ou de l’éducation. Ghannouchi a fait un accord para-politique à Paris en été 2013 avec Essebsi, jetant les bases d’une collaboration future fructueuse. Ennahdha accepte même de se retirer du gouvernement, de collaborer au dialogue national.


Puis, après l’alternance au pouvoir de Nida, elle a accepté de participer à un gouvernement de coalition dirigé par son ennemi d’hier à partir de 2014, puis dans la foulée au gouvernement dit d’union nationale, issu de l’accord de Carthage en 2016. Malgré les crises et les soubresauts, elle est toujours collée à Nida, au gouvernement et à l’alliance avec les laïcs. L’opinion tunisienne la surveille de près, tandis que les puissances étrangères et les instances internationales la poussent à la modération. Ennahdha a besoin de s’associer aux laïcs et modernistes pour avoir un crédit démocratique et avoir le temps de rebondir. C’est peut-être un de ses points faibles.


Ennahdha semble ballotée aujourd’hui entre ces deux tendances, du passé salafiste, représenté encore au sein du mouvement, et de l’orientation démocratique, nécessaire à sa survie. La philosophie de base d’Ennahdha est religieuse, par extension culturelle. Cela se manifeste à plusieurs niveaux encore : gestion des mosquées, éducation, rites, rigidité ramadanesque, hôtels halal, association islamiques, jardins d’enfants, écoles coraniques, universités charaïques privées, relations avec les Frères Musulmans et avec Qatar, avec lesquels aucune rupture n’a été constatée.


C’est pourquoi Ennahdha vise le long terme à travers la sphère sociétale et culturelle, garantissant sa pérennité réelle et concrète sur le terrain. D’un côté, une islamisation partielle de la société à travers les enfants, l’associatif, les jeunes et les mosquées lui permet de rallonger son maintien sur la scène politique, tout en renforçant les valeurs islamiques de base du pays. Ennahdha ne peut pas durer politiquement si elle ne peut renforcer ces valeurs islamiques au sein même de la société. Pour elle, c’est le culturel qui fait le politique.


D’un autre côté, Ennahdha ne peut être admise et reconnue dans le processus politique et démocratique que si elle se modernise et respecte les libertés individuelles. Les libertés, c’est un test, une épreuve de force, voire le prix à payer. Ce qui explique sa position ambigüe sur le Rapport de la COLIBE sur les réformes touchant aux libertés individuelles. Les militants de base du Mouvement attaquent le projet de la COLIBE à travers le dénigrement de sa présidente, et Lotfi Zitoun fait montre de tolérance vis-à-vis de lui et de sa présidente. Le parti se réservant le dernier mot lors des débats parlementaires.


En somme, du grand art. En tout cas, ces réformes risquent de faire ressortir les contradictions d’Ennahdha au grand jour, notamment sur des questions sensibles pour les islamistes, comme celles des minorités, de l’égalité en matière d’héritage, de l’homosexualité, du droit de ne pas jeûner, de la vente de l’alcool et autres.


Ghannouchi est assez rusé et pragmatique pour savoir que le politique peut dans ces conditions hâter le culturel. Participer au pouvoir est de nature à renforcer le processus d’ancrage culturel et identitaire. L’ANC était un intermède exceptionnel, quoique exploitée à bon escient. En 2014, le mouvement s’est présenté aux élections législatives qu’il savait perdues d’avance. Aux présidentielles, Ennahdha n’a pas présenté de candidat.


C’est pourquoi Ghannouchi a commencé alors depuis quelques mois déjà à soigner sa candidature à l’élection présidentielle de 2019, sachant que Béji Caïd Essebsi ne pourra plus se représenter au vu de son âge, et qu’il n’y a pas d’autre candidat moderniste valable sur la scène politique (sauf peut-être le tout jeune Chahed, en mal avec son parti). Le Président de la République n’a pas de pouvoirs consistants, du moins par rapport au chef du gouvernement, même s’il est élu au suffrage universel direct. Mais, l’expérience d’un chef de parti majoritaire à la présidence, comme l’a été, et l’est encore, celle d’Essebsi, lui permettra, doit-il se dire, d’avoir les coudées franches dans le gouvernement du pays.


Outre que la symbolique de la présidence de la République est trop forte encore dans l’imaginaire collectif des Tunisiens. Ghannouchi voudrait bien forcer la normalisation d’Ennahdha en accédant à la présidence de la République, en devenant le gourou de droit de la vie politique après en avoir été le gourou de fait, d’autant plus qu’Ennahdha a de fortes chances de remporter les législatives face à un Nida en déconfiture. Le pouvoir est un gain de temps appréciable sur le plan culturel.


 Celui qui tient le politique tient le culturel, notamment pour un parti identitaire. Une manière de joindre le court terme (le politique) au long terme (le culturel). N’est-ce pas la religion qui détermine la mentalité collective et la culture de base d’un pays ?