Extension du domaine de l’insulte

 Extension du domaine de l’insulte

crédit photo : Olivier Laban-Mattei/AFP – Lionel Bonventure/AFP – Thomas Samson/AFP- Emmanuelle Marchandour – Thomas Samson/AFP (x2) – Philippe Lopez/AFP


“Sidi”, “macaroni”, “arabe”… autant de mots que rien ne prédestinait à devenir des insultes, et qui ont en ont désormais le statut. Dans “Maudits Mots”, la sémiologue Marie Treps a compilé un dictionnaire des injures xénophobes. Un ouvrage qui retrace les racines linguistiques et historiques du racisme.


“Bamboula” serait un terme “à peu près convenable”. C’est du moins l’avis de Luc Poignant, syndicaliste policier invité à s’exprimer sur un plateau télé suite à l’affaire Théo, en février. Philippe Bilger, ancien magistrat, va plus loin et trouve carrément un côté “affectueux” à ce vocable. Etymologiquement, “bamboula” vient de “kam-bumbulu”, et fait d’abord référence à un tambour en langues sarar et bola, parlées en Guinée portugaise. Aujourd’hui, il n’est plus qu’une manière raciste de stigmatiser des personnes de couleur noire.


 


Internet fait office d’amplificateur


Des termes culturels qui ont évolué péjorativement pour ­devenir insultant, Marie Treps, linguiste et sémiologue, en a recensés pléthore dans son ouvrage, Maudits Mots. Elle les classe en fonction des catégories auxquelles ils s’adressent : Noirs, Arabes, juifs, Italiens, etc. Et, sans surprise, ce sont les deux premiers qui cumulent le plus grand nombre de noms d’oiseaux. Pourquoi ? “Ils ont en commun d’avoir pour origine d’anciennes ­colonies françaises. Il y a donc eu une proximité entre colonisés et colons, puisqu’ils ont vécu ensemble. C’est justement cette cohabitation qui favorise l’apparition de ‘mots’ d’apparence plus légère comme ‘bamboula’, ‘banania’ ou ‘la Fatma’”, explique la linguiste. Et l’actualité fourmille de telles bavures langagières, émanant de politiques ou d’amuseurs publics, ce qui laisserait penser, à tort, que le phénomène est nouveau. “Dire que la France est devenue ­raciste laisse supposer que la chose est récente, or il n’en est rien. Les secousses de l’histoire, les guerres et les colonisations ont de longue date favorisé l’essor de courants racistes, qui s’expriment par des mots anodins, alourdis jusqu’à devenir violemment racistes ou déjà porteurs d’une charge raciste”, poursuit-elle.


Aujourd’hui, cette parole est amplifiée par Internet, ses réseaux sociaux et ses commentaires sous pseudo. Mais aussi par certains politiques, toujours plus populistes. On se souvient du “bruit et de l’odeur”, de Chirac, et plus récemment d’une ex-­candidate frontiste qui comparait Christiane Taubira… à un singe. Anne-Sophie Leclère a écopé pour sa sortie animalière de neuf mois de prison ferme. “Ce qui est nouveau, souligne ­Marie Treps, c’est qu’à présent les propos racistes énoncés dans la sphère publique sont sanctionnés.” Pour autant, ils n’ont pas ­disparu. “Des stratégies d’évitement sont à l’œuvre et les ténors du racisme se gardent bien d’utiliser les mots du répertoire. Il leur ­suffit de parler par insinuation, euphémisme, ou de recourir à ­l’humour parce que justement nous sommes dans une culture ­raciste anciennement installée.”


C’est ainsi que le mot “nègre”, qui rappelle l’esclavage, a été ­esquivé au profit de “Noir”. Ce qui n’a pas empêché, pas plus tard que le mois dernier, le gérant d’une salle de concert parisienne de vouloir reprendre l’appellation d’origine du lieu, “Le Bal nègre”, au prétexte que Joséphine Baker se produisait dans l’établissement, un ancien cabaret des années 1930. Face à la ­polémique, il a fait machine arrière. Mais le mot “noir” semble tout aussi problématique puisqu’on lui substitue “gens de couleurs”. “Aujourd’hui, il y a des recommandations officielles d’évitement. Pour autant, escamoter des vocables suspects n’élimine pas le ­racisme. Sans parler de la stigmatisation subliminale des mots bien-pensants : “minorités visibles” et autres “personnes issues de la ­diversité”. Tout cela révèle la gêne à nommer certains autres”, ­analyse Marie Treps.


 


Déshumaniation à la clé


C’est ainsi que des termes qu’on ne soupçonnait pas d’être ­sujets à caution sont désormais répertoriés comme tels. Dans le chapitre consacré aux Arabes, outre les attendus “bicot”, “bougnoule” et autres “gris”, on trouve “Maghrébin”, “Nord-Africain” et “sidi” ! Depuis quand ces vocables, désignant une origine géographique et marquant plutôt le respect pour le dernier, sont-ils devenus des injures ? Tout comme juif d’ailleurs ? “Evidemment, aucun de ces termes n’est raciste en soi, mais chacun est susceptible d’endosser des valeurs dépréciatives, et il peut en être fait un usage xénophobe. S’il est par exemple accompagné de qualificatifs insultants comme ‘sale’”, argumente la sémiologue. Du coup, même plus la peine de recourir aux “macaques” et autres “melons”.


Selon elle, le plus grave, c’est que de tels vocables, en réduisant une catégorie de personnes à une caricature, font disparaître l’humain. “Ainsi, en 1914, ce ne sont pas des tirailleurs sénégalais qu’on envoyait dans les tranchées, mais des bamboulas. Idem, pendant la guerre suivante, ce ne sont pas des êtres humains qu’on déporte, mais des youpins. Dans les périodes de crise, l’insulte xénophobe, en déshumanisant, banalise le pire”, avertit ­Marie Treps. 



MAUDITS MOTS. LA FABRIQUE DES INSULTES RACISTES, Marie Treps, Tohu Bohu Editions, 256 p., 20 €.


 


Dérapages (in)controlés



“Pour une fois, je me suis mis à travailler comme un nègre. Je ne sais pas si les nègres ont toujours tellement travaillé, mais enfin…”


JEAN-PAUL GUERLAIN, PARFUMEUR, en 2010.


 



“Il est musulman, marié à une Française.”


DAVID PUJADAS, JOURNALISTE, en 2015.



“Pour qu’il y ait une cohésion nationale, il faut garder un équilibre dans le pays, c’est-à-dire sa majorité culturelle. La France est un pays aux racines judéo-chrétiennes, la France est un pays de race blanche.”


NADINE MORANO, MEMBRE DU PARTI LES RÉPUBLICAINS, en 2015.



“Tu me mets quelques Blancs, quelques white, quelques blancos !”


MANUEL VALLS, EX-PREMIER MINISTRE, ALORS DÉPUTÉ-MAIRE À EVRY, en 2009.



“Nous sommes un certain nombre à penser que ça peut aboutir à avoir une table à la cantine avec les petits musulmans, une table avec les petits juifs.”


NICOLAS SARKOZY, EX-PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE, en 2015.



“Leur fils s’est fait arracher son pain au chocolat par des voyous qui lui expliquent qu’on ne mange pas pendant le ramadan.”


JEAN-FRANÇOIS COPÉ, MAIRE DE MEAUX, en 2012.


 


La suite du dossier :


Au cœur de la fachosphère


Antiracisme : Les nouveaux visages de la lutte


La haine de l’autre, ça se déconstruit


Contre les clichés, le rire


 


Autopsie du racisme ordinaire