Héritage : grandes divergences autour d’une petite mesure
Le minimum syndical. C’est en ces termes que l’on pourrait qualifier l’unique annonce d’envergure faite par le président Béji Caïd Essebsi à l’occasion de la Fête de la femme, en deçà des attentes considérables du camp féministe et laïc pro COLIBE. Un camp qui attendait davantage qu’une prévisible réforme du système successoral.
Devant un parterre en quasi-totalité féminin avec lequel il affichait une complicité certaine au Palais de Carthage, le président de la République a donc annoncé la mise en œuvre de l’égalité totale dans l’héritage en application, selon sa lecture, de l’article 2 de la Constitution tunisienne décrétant le caractère civil de l’Etat, ainsi que de l’article 21 stipulant « l’égalité totale entre les citoyens et les citoyennes ».
« Nous avons tranché ! », s’est exclamé Caïd Essebsi à propos de la nécessité d’instituer une loi garantissant l’égalité dans l’héritage, sous forme d’amendement du Code du statut personnel (CSP), qui mettrait ce dernier en adéquation avec l’évolution de la société et à la législation en vigueur conformément aux dispositions de la Constitution de la deuxième République instaurée dès janvier 2014.
« Oui mais..! »
« Mais »… Car il y a bien un « mais », au grand dam de l’audience interrompue dans sa salve d’applaudissements, le chef de l'Etat précise cependant que si la norme serait désormais, selon son projet de loi, d’appliquer l’égalité dans l’héritage, la possibilité s’offrirait toujours au successeur de choisir l’application du texte coranique en la matière.
« Le président a coupé l’herbe sous les pieds de tout le monde ! », s’est aussitôt félicité la député Ennahdha Yamina Zoghlami, elle qui faisait pourtant partie de celles qui ont choisi de boycotter la cérémonie présidentielle.
Toujours au chapitre des réactions, le chef du Conseil de la Choura Abdelkarim Harouni a quant à lui opté pour une posture conciliante, en prenant simplement acte de la différence d’interprétation de la Constitution entre Ennahdha et le président de la République quant à « l’obligation » pour l’Etat tunisien de veiller à l’application des préceptes islamiques.
De son côté, le théologien zitounien Elyess Dardour, en pointe dans le front conservateur anti COLIBE, s’est félicité du fait que le président Caïd Essebsi ait selon lui « écouté la voix du peuple » en s’abstenant de cautionner « les volets des recommandations du rapport de la commission ayant trait aux droits des homosexuels, à la dépénalisation de l’adultère, etc. ».
Des militantes féministes ont enfin requis « un régime successoral unique, pour tous les citoyens, sans distinction », aussitôt faite l’annonce présidentielle. Une demande sans doute peu pragmatique, étant donnée l’universalité de la possibilité, y compris pour les occidentaux, de recourir à des textes testamentaires édictant leur souhait en la matière.
Car en laissant la porte à ceux qui le souhaitent de pouvoir opter pour une interprétation stricte du texte coranique, la pirouette juridique de Caïd Essebsi est en réalité un non-évènement, en ce qu’elle ne fait que requalifier une possibilité virtuellement préexistante.
Lassitude de la rue
Dans la rue, les deux camps opposés, désormais appelés celui du 11 août et celui du 13 août, allusion aux dates de leurs manifestations respectives, se sont en quelque sorte neutralisés.
Samedi, environ cinq mille manifestants étaient venus des quatre coins du pays, affichant en majorité une coloration ultra conservatrice, et hier lundi, un peu moins de manifestants pro COLIBE avaient répondu présents devant le Théâtre municipal de Tunis, où l’on pouvait voir un grand drapeau arc-en-ciel symbole des gay rights côtoyer des portraits de Bourguiba.
Le premier sit-in revêt pour le blogueur Hédi Hamdi un caractère absurde, en ce qu’il est une manifestation incongrue « en faveur d’une limitation des droits » là où la rue est d’ordinaire le maquis de ceux qui veulent arracher leurs droits. Le second constitue pour l’avocat conservateur Seif Eddine Makhlouf un plébiscite pro pouvoir, « une manifestation de mercenaires et de déviants sexuels ».
Deux positions qui illustrent sur le plan idéologique la polarisation intacte de la société tunisienne, une société sans doute moins homogène que ne la voient bon nombre d’analystes depuis l’extérieur, et où la grille de lecture socio-économique est probablement plus pertinente pour sonder les clivages en cours, entre manifestants urbains et manifestants ruraux.
En attendant que le débat sociétal ne se décante, Béji Caïd Essebsi aura vraisemblablement réalisé l’une de ses aspirations politiques personnelles, en parachevant non sans une certaine superstition l’œuvre de Bourguiba qui de son vivant n’avait pas osé toucher à l’épineuse question de l’héritage.
Seif Soudani