Tunisie – Pourquoi l’initiative présidentielle est-elle prioritaire ? (1re partie/3)
La réforme de l’héritage doit être considérée comme prioritaire pour lutter contre l’injustice sociale, notamment la pauvreté, le chômage et toutes les formes de discrimination.
Contrairement à ce que prétendent ses détracteurs, la réforme de l’héritage doit être considérée comme prioritaire pour lutter contre l’injustice sociale, notamment la pauvreté, le chômage et toutes les formes de discrimination qui touchent les Tunisiens et notamment les Tunisiennes depuis des millénaires. L’héritage, faut-il le rappeler, touche la répartition du patrimoine et des biens. Or, les grands économistes contemporains démontrent — par exemple, Thomas Piketty — que l’inégalité de patrimoine est la première source de reproduction des inégalités sociales et qu’elle réduit l’accès à toutes les autres formes d’inégalité. Mais, dans leurs études, ils relèvent que ce handicap touche d’une manière égale les hommes et les femmes, ce qui n’est pas le cas en Tunisie où les femmes rurales ne possèdent que 3 % des terres agricoles.
Par ailleurs, l’héritage touche aussi la famille qui est une des plus importantes institutions de la structure de base de la société. Là aussi, il est absolument faux de prétendre que réformer les règles de l’héritage revient à détruire la famille. Bien au contraire, il suffit d’avoir un peu de bon sens pour comprendre qu’une société juste est inconcevable sans une famille régie par des règles justes. Alors, pourquoi réduire une réforme d’une telle importance à une manœuvre de politique politicienne ?
Si la réforme de l’héritage se pose maintenant, ce n’est pas uniquement par ce qu’elle est soutenue par le président de la République et réclamée depuis des décennies par les organisations féministes tunisiennes, mais c’est parce qu’après toute révolution, il est nécessaire que la constitution définisse les nouvelles règles des institutions sociales et que la famille soit dotée de règles conformes à l’esprit de ladite constitution. Voici donc une question qui pose des enjeux majeurs d’ordre économique, fiscal, juridique, politique et éthique et qui se transforme en : « Qui est pour la charia et qui est contre ? » Cette réduction si insoutenable, voire si cruelle, de la complexité de la communication sociale mérite qu’on s’y arrête.
Qu’est-ce qu’un héritage ?
La transmission du bien d’un défunt à ses proches n’est ni évidente ni simple, car elle pose plusieurs problèmes relatifs à la légitimité de ce bien. A) Une propriété dont le titulaire décède est-elle encore une propriété ? Et à ce titre, ne devrait-elle pas revenir à l’État puisque le vote et la citoyenneté sont aussi des droits sans être pour autant transférables. B) Si le défunt a déjà acquis ce bien par héritage et non par son propre travail, peut-il prétendre au droit de le léguer à son tour à ses proches ? C) La liberté de léguer inclut-elle celle de déshériter ou d’avantager certains héritiers aux dépens d’autres ?
Pour répondre à ces questions, chaque société définit un ensemble de principes moraux reflétant sa conception de l’homme et du monde, de règles juridiques donnant un effet de contrainte à ces principes, et de mesures économiques et financières susceptibles d’équilibrer les gains et les pertes des parties concernées par l’héritage suite à l’application des principes et des règles précédemment mentionnés. Il s’agit donc bien de tout un système dont la cohérence et la flexibilité reposent sur une vision du vivre ensemble. En d’autres termes, ce qui distingue une société ouverte, c’est-à-dire sécularisée, d’une société close, régie par la charia, n’est pas tant sa cohérence, mais davantage sa flexibilité.
Le différend qui nous oppose aux islamistes
Lorsqu’un islamiste accuse les défenseurs de l’égalité dans l’héritage d’ignorer la cohérence du droit successoral en le réduisant à la double part accordée à l’héritier, il ne sait pas que le différend ne porte pas sur la cohérence de la charia, mais sur le fait que cette dernière devient obsolète et surtout injuste lorsqu’elle ne tient pas compte de l’évolution sociale et du développement de la conscience morale.
Comment des citoyennes peuvent-elles en effet admettre d’être sous la tutelle de leurs époux alors qu’elles ont parfois des emplois plus rémunérés ? Comment peuvent-elles accepter d’hériter moins que les hommes alors qu’elles sont souvent la charge de leurs parents et de leurs frères ? Comment peuvent-elles accepter d’élire des députés en sachant qu’ils leur dénient le droit à un héritage égal et par conséquent le droit à une distribution juste de la richesse ? Est-il vraiment concevable de justifier ces incohérences et ces absurdités en répondant : Dieu en a voulu ainsi ?
La question de l’héritage dans son contexte
Le bon sens et le réalisme nous recommandent de prendre acte que notre société a atteint un degré élevé de complexité, qu’elle est différenciée selon les fonctions des citoyens et non stratifiée sur les statuts sociaux. Elle doit être, par conséquent, organisée selon plusieurs principes et non plus selon un principe unique, quelle que soit sa nature. Ces principes sont inscrits dans notre Constitution : respect de la dignité humaine, de la liberté, de l’égalité en droits et de la séparation des religions et de l’État. Ces principes sont fondamentaux et font système, mais leur application à des cas concrets et complexes exige de les mettre en balance.
La difficulté réside dans le fait que la solution d’une question concrète, comme indiqué ci-dessus, exige la mobilisation de plusieurs principes. En d’autres termes, le problème est toujours : comment trancher sur une question qui crée un conflit entre des principes normatifs fondamentaux ? C’est dans le cadre de ces principes et en fonction des possibilités de surmonter leur conflictualité qu’il faudra donc évaluer le projet de réforme relatif à l’héritage annoncé le 13 août 2018 par le président de la République.
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