A Marrakech, des « gouzous » animent la médina
Après un passage à la résidence d’artistes Jardin rouge, le graffeur Jace est revenu en 2017 pour créer un parcours de street art au cœur de la cité médiévale. Depuis, des petits personnages hauts en couleur habillent les murs de la ville.
“Tmecha Fel Medina”(1) : une invitation à déambuler dans la ville, et à en découvrir des recoins insoupçonnés en suivant la trace des “gouzous”(2). Ces petits personnages à la peau jaune et aux traits ronds, créés par le graffeur Jace, ont envahi une partie de la médina à Marrakech. “Tout a commencé en 2014, lorsque j’ai participé à la résidence d’artistes Jardin rouge, lancée par la fondation Montresso”, raconte l’artiste. Le responsable évoque alors l’idée d’un parcours de street art à travers la ville. “J’ai tout de suite accepté, car j’aime sortir de ma zone de confort, trouver de nouvelles sources d’inspiration.” Trois ans plus tard, le projet se concrétise.
De la place des Ferblantiers à celle de Sidi Youb, au nord, la balade peut se faire de façon hasardeuse ou à l’aide d’un plan et de coordonnées GPS. “Moi, je sais où sont tous les dessins !” se targue Oussama, en vadrouille avec une bande d’amis. Ni une ni deux, l’adolescent improvise une visite guidée de ce circuit qui, contre toute attente, propose de sortir des sentiers battus. Oussama arpente les ruelles. Il presse le pas, excité à l’idée de nous montrer les murs qui abritent désormais une quinzaine de “gouzous” folkloriques. “Ils sont éparpillés un peu partout, il y en avait un juste là, sur le côté de la synagogue Salat Al Azama”, pointe-t-il du doigt. La peinture commençant à s’effriter, et le dessin à disparaître, la façade a été repeinte. “Cela représentait un juif et un musulman trinquant avec un verre de thé, symbole de l’harmonie entre les deux religions dans le quartier El Mellah”, sourit l’artiste.
Susciter des vocations artistiques
Plus loin, une grande place en travaux laisse entrevoir une première peinture sur le seul mur rescapé des démolitions. Oussama se fige et reluque cette main blanche, soulevant le couvercle d’un plat à couscous. Il était là lorsque l’artiste a réalisé la fresque. “Les jeunes du coin étaient curieux de savoir ce que je faisais et venaient échanger avec moi”, raconte Jace, qui vit et travaille à La Réunion. Une association a même organisé un atelier avec lui, dévoilant l’appétence des adolescents pour cette forme d’expression. “Pour eux, c’était magique de toucher à une bombe de peinture… Je me dis que ça peut susciter des vocations.”
Transmettre un message poétique et contestataire
Un peu plus loin, derrière le palais de la Bahia, une famille de “gouzous” émerge d’une maison qui vient en aide aux femmes battues. Avec des couleurs chatoyantes, le dessin montre un bénévole qui, depuis la fenêtre, tend la main à une mère seule et ses enfants insouciants. “Mes personnages racontent une histoire. Ils transmettent un message poétique ou contestataire”, souligne le quarantenaire.
Parti sur des “clichés” tels que la babouche, le couscous, le chameau ou le charmeur de serpents, l’artiste s’est aussi inspiré de ses rencontres. “Avant de commencer, j’ai passé une journée aux côtés des acteurs locaux pour m’imprégner de la culture et de l’ambiance.” Un pari réussi, selon Oussama. Au pied d’une grande fresque, les yeux ébahis, il explique : “Là, c’est le Sahara. Ou plutôt la mer ! Le bonhomme est en maillot de bain et il écoute de la musique dans un lieu de détente. Les Sahraouis et les chameaux sont étonnés, d’où le point d’interrogation !” s’amuse-t-il à décrypter. Il en est certain : ce lieu, c’est le jardin de la Ménara, où les Marrakchis vont pique-niquer en famille le week-end. Fin et subtil, le coup de crayon de Jace souligne les contrastes d’une ville où modernisme et traditionalisme s’entrechoquent : “J’ai ressenti cette dualité ici, et je voulais la retranscrire dans mes dessins. Après tout, il ne s’agit pas de poser de simples autocollants au hasard.”
Interpeller les locaux et les touristes
Jasmine, l’une des rares touristes à s’aventurer là, est davantage intriguée. Si les symboles du scooter, des enfants et du chameau lui parlent, la Belge admet que quelque chose lui échappe. “J’aime la simplicité et l’originalité de ces dessins. Leurs mystères aussi, car aucune information ne les accompagne. Je crois qu’il faut avoir baigné dans la culture marocaine pour comprendre l’ensemble de l’œuvre.” Le circuit, imposé à Jace, est d’ailleurs en périphérie des sites touristiques. “C’était justement le but de l’opération”, explique le graffeur, vantant les mérites d’un parcours culturel avant tout à destination des Marrakchis. Vêtus d’un burnous, d’un voile, d’un chèche ; à bord d’un scooter, d’un chameau ou d’une babouche ; dans un décor familier composé de sable et de palmiers… “Tout est fait pour que ces ‘gouzous’ parlent aux locaux”, reconnaît-il. Et d’ajouter : “Ce choix de circuit peut aussi créer une économie nouvelle en attirant des touristes là où il n’y en a pas.”
En remontant la rue Jnane Ben Chegra, un commerçant se souvient d’une anecdote. “J’ai dû changer de place à cause de ce dessin”, plaisante Abdelkhalek, qui tient un stand de restauration, depuis six ans, à la sortie de l’atelier d’artisanat où sont travaillés le bois et le fer forgé. “Le bonhomme représente justement un artisan marocain”, précise-t-il. Lassé d’être pris en photo en même temps que le “gouzou”, il préfère s’installer en face. “La population a bien réagi à mes graffs, qui laissent pourtant le champ libre à l’interprétation. Même les plus sensibles ont finalement été bien acceptés !”
Comme celui de Roméo et Juliette, qui clôt la balade près de la place Sidi Youb. Face à cette libre interprétation de la pièce de William Shakespeare, Aziz dégaine son smartphone pour prendre une photo. “Là, il y a la femme voilée au balcon, qui ne peut pas sortir, et lui en bas, qui lui offre son cœur. Le second dessin, là-bas, est plus drôle !” déclare le quadra. L’habitué des lieux contourne l’immeuble. De l’autre côté, un Sahraoui vêtu de bleu avance dans le désert, avec son chameau et sa marchandise. “Il tombe nez à nez avec un poteau ! Et pendant que l’animal urine dessus, le bonhomme s’interroge sur cette drôle de situation”, interprète Aziz, tout en s’esclaffant. “Ces ‘gouzous’ caractérisent les forces et faiblesses de chacun de nous. Je suis fier de voir qu’ils se les approprient ainsi”, conclut Jace. Prochaine étape : “Un projet de la même envergure, mais moins institutionnel, pourrait voir le jour à Alger”... Tmecha fi la Casbah ?
(1) Il s’agit du nom donné à ce parcours artistique, qui signifie en français “marche dans la ville”. Un projet en partenariat avec la fondation Montresso.
(2) Au lycée, c’était l’expression utilisée par Jace et sa bande d’amis pour désigner les garçons. L’artiste a commencé à dessiner ces petits personnages et à les surnommer ainsi dès l’âge de 19 ans.