Jean-Pierre Raffarin : « L’Europe et l’Afrique ont un destin commun »
L’ex-Premier ministre a créé en mai “Leaders pour la paix”. Le but de cette ONG ? Alerter l’opinion et les politiques sur les crises émergeant dans le monde. Parmi celles-ci, l’instabilité de la frontière tuniso-libyenne
Votre démarche, celle de développer la culture de la paix, vise particulièrement la jeunesse…
Nous pensons que la prise de conscience de la nécessité de la paix auprès des jeunes est une voie fertile de progrès. La jeunesse est appelée à jouer un rôle très important dans l’évolution de la société, notamment grâce à l’apport des nouvelles technologies. C’est pour eux que nous nous battons. Les injustices, les guerres culturelles, les volontés de puissance, les extrémismes et les nationalismes rendent le message de paix difficile. Mais restons optimistes, car les jeunes sont très réceptifs à la pédagogie de la paix et notre initiative a reçu un accueil très favorable au sein des universités.
Quel est son objectif ?
Il est double. Nous entendons mener un travail de pédagogie, donc, sur la culture de la paix, mais aussi un travail d’influence auprès des dirigeants, auxquels nous soumettrons nos propositions et avec lesquels nous débattrons des approches que nous considérons essentielles. Nous travaillons à la régénération du multilatéralisme régional, voire mondial, afin de ne pas laisser les parties prenantes seules face aux conflits. Nous devons dialoguer dans l’adversité pour éviter la radicalisation de l’adversaire. Le langage de Donald Trump, par exemple, ne permet pas d’apaiser l’adversaire. Bien au contraire, il le provoque et accélère la tension.
Comment ce dialogue pourra-t-il avoir un impact sur les politiques, notamment en zones de conflits ?
Notre ONG ne prétend pas résoudre les conflits pour lesquels la communauté internationale est déjà mobilisée, notamment via le Conseil de sécurité et les organisations onusiennes. Nous focalisons plutôt nos actions sur des conflits émergents, qui pourraient s’aggraver et qui ne bénéficient pas de mobilisation à la hauteur des enjeux.
Quel chantier avez-vous identifié en priorité ?
La situation de la frontière entre la Libye et la Tunisie. De notre point de vue, ce n’est pas normal que cette zone d’instabilité ne fasse pas partie du plan Juncker (pour l’Afrique, qui a octroyé 136 millions d’euros à la Libye mais dont n’a pas bénéficié la frontière tuniso-libyenne, ndlr) . Nous devons convaincre les Européens que leur avenir se joue aussi au Maghreb.
Comment les pays européens et nord-africains peuvent-ils traiter la crise migratoire avec plus d’efficience et d’humanisme ?
C’est un défi qui nous concerne tous, qu’il convient d’aborder sous trois angles. Le premier concerne la prise de conscience d’un destin commun pour les deux continents. L’un ne réussira pas sans l’autre. Le second sujet consiste en l’intégration des jeunes par le travail, sans quoi toutes les dérives sont possibles. Un grand plan de l’emploi euro-africain est à bâtir si on veut maîtriser les situations. Le troisième point est d’humaniser les conditions d’accueil et d’avoir une vision d’avenir sur la migration, et non une vision de crise.
C’est-à-dire ?
Il est important de faire savoir et de faire valoir l’apport positif de l’immigration dans la société, en termes de solidarité, de valeurs sociales, ainsi que dans la construction de la puissance économique. Aujourd’hui, on n’en voit que la part négative, ce qui est injuste. La fragilité des grandes démocraties est due, à mon sens, à l’absence de vision à long terme, c’est-à-dire des politiques globales en matière de stratégie d’accueil sur dix ans ou quinze ans.
L’approche plus humaine que vous évoquez, l’Europe s’en éloigne…
On assiste à un radicalisme des positions anti-migratoires, à des politiques extrêmement douloureuses pour un grand nombre de consciences européennes. Même si l’Europe n’est pas en mesure d’accueillir toute la misère du monde, elle a mauvaise conscience. Elle voit l’impact de son égoïsme sur les mers !
Dans le dialogue que vous avez amorcé au sujet de la frontière tuniso-libyenne, la question des trafics (d’armes, de drogues…) sera-t-elle abordée ?
La contrebande et toutes les formes de trafic seront traitées, car l’alliance entre la criminalité et la politique conduit au terrorisme. L’accumulation de moyens terroristes dans cette région pourrait conduire à sa déstabilisation, voire à un élargissement de la crise libyenne. Il y a un risque de contagion. Il faut hiérarchiser les objectifs : le premier concerne la stabilisation politique en Libye. La guerre civile accentue les trafics que vous évoquez. Par conséquent, il est important d’effectuer le travail qui n’a pas été fait à la suite de l’intervention de la France, qui n’est d’ailleurs pas innocente. Le second objectif consiste à soutenir la jeune démocratie tunisienne, notamment son développement socio-économique et l’emploi des jeunes.
Ce second objectif trouve-t-il son écho ?
La prise de conscience de la réussite tunisienne est très insuffisante en Europe. J’ai participé, avec des économistes français et tunisiens, à de multiples initiatives pour évaluer les besoins en matière de plans d’investissement. Cette mobilisation doit être poursuivie. D’ailleurs, pour être sincère, je ne comprends pas la réticence française, alors que nous avons des liens forts avec la Tunisie. Il est important de rappeler que les besoins de ce pays ne sont pas gigantesques, ils peuvent être comparables aux besoins d’une grande région européenne.
La situation en Libye est complexe. Quelle est la stratégie à adopter pour aider à sa reconstruction, en évitant la délicate question de l’ingérence ?
Auparavant, l’ingérence était invoquée par quelques Etats pour protéger leurs propres systèmes. Aujourd’hui, cette idée est assez largement partagée. Le cas libyen, qui est très important, l’a montré : sans un projet politique avec la population, l’action militaire apparaît comme une ingérence. Ça a été le problème de l’intervention française en Libye.