Héritage des femmes, l’égalité en discussion

 Héritage des femmes, l’égalité en discussion

crédit photo : Fethi Belaid/AFP


Cette épineuse question divise le pays. La loi actuellement en vigueur, basée sur le droit islamique, prévoit qu’une femme tunisienne n’hérite que d’un tiers, contre le double pour un homme. Un texte visant à réparer cette injustice sera présenté devant le Parlement en octobre


Ce n’est pas la première fois que la Tunisie se distingue en matière de droits des femmes (lire l’encadré). La Constitution de 2014, adoptée à la suite de la révolution de 2011, avait déjà placé le pays à l’avant-garde au sein du monde arabo-musulman, en proclamant l’égalité entre les citoyens et citoyennes, sans aucune discrimination (article 21), en garantissant une meilleure représentativité de ces dernières dans les assemblées élues (article 34) et défendant leur droit à un travail exercé dans des conditions décentes et à un salaire équitable (article 40).


 


Les féministes françaises en rêvaient, leurs homologues tunisiennes l’ont fait ! Si l’on devait juger la grandeur d’un pays à la manière dont il traite “ses” femmes, nul ne doute que la Tunisie serait considérée comme un grand pays. En témoigne l’article 46, qui engage l’Etat, entre autres, à protéger leurs droits acquis, à les soutenir et à les améliorer, à instaurer un principe de parité et à éradiquer les violences dont elles font l’objet.


 


 


Dépasser les textes religieux


 


Lors d’un discours prononcé le 13 août 2017, à l’occasion de la Fête de la femme, le chef de l’Etat, Béji Caïd Essebsi, avait lancé un pavé dans la mare, en rappelant que l’égalité, proclamée dans la Constitution, devait l’être “dans tous les domaines”. En ligne de mire, la question de l’héritage. Une Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe) avait été nommée dans la foulée, afin de mettre en conformité le dispositif législatif avec les énoncés de la Constitution. Cette commission, qui a rendu son rapport en juin dernier, érige l’égalité comme l’une des pierres angulaires pour moderniser la société tunisienne.


 


Seulement, cette marche vers l’équilibre ne se fait pas sans heurts. Dès sa divulgation, le rapport Colibe a ravivé les passions. “A cause d’un manque de pédagogie, les cris d’enthousiasme d’une frange de la population, hommes et femmes confondus, se sont vus opposer un tollé de la part d’une autre fraction de la population, qui argue d’une offense inadmissible et d’un outrage intolérable à la religion et ‘au sacré’. Comme on le constate, et sans que cela constitue pour autant une surprise, les islamistes et leurs alliés ultraconservateurs – car il faut bien les appeler par leur nom – sont de nouveau vent debout. Il fallait s’y attendre”, explique Hella Ben Youssef, vice-présidente du parti politique Ettakatol et de l’Internationale socialiste des femmes (lire ci-contre l’entretien).


 


 


Accusée de renier sa foi


 


Le sujet est sensible, voire tabou, car il bouscule les traditions et questionne sur la place de l’Islam. Tout est écrit dans le Coran, enragent les détracteurs. “La Tunisie est un pays musulman, rappelle Neyla, juriste franco-tunisienne. Elle peut se définir comme une République laïque, il n’en demeure pas moins que ceux qui la composent sont en majorité musulmans et qu’un texte sacré ne s’amende pas comme on amende une loi, par exemple.”


 


Même Habib Bourguiba, père fondateur de la Tunisie moderne, qui avait proclamé en 1956 le Code du statut personnel (CSP), lequel interdisait la polygamie et la répudiation, avait dû renoncer à cette égalité devant l’héritage, sous la menace d’apostasie (reniement de la foi) brandie par des cheikhs d’Arabie saoudite.


 


 


“L’égalité la règle, l’inégalité une dérogation”


 


Aujourd’hui encore, la Tunisie doit répondre à cette critique de s’occidentaliser et de s’écarter de son identité musulmane. Alors qu’a contrario, dans les pays occidentaux, ces mesures en faveur de la femme érigent le pays comme un modèle à suivre. Malgré la grogne de la rue – ils étaient 5 000 à manifester leur mécontentement le 11 août dernier à Tunis – le président Béji Caïd Essebi a renouvelé son soutien au projet de loi lors récent d’un discours télévisé : “On va inverser la situation, en faisant de l’égalité la règle, et de l’inégalité une dérogation.”


 


Un soutien jugé toutefois trop timide par les militants. Aussi les principales organisations féministes ont-elles prévu de maintenir la pression. Parmi elles, l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) et l’Association des femmes tunisiennes pour la recherche sur le développement (AFTURD). Elles ont lancé depuis 2006 une campagne de sensibilisation, qui porte manifestement ses fruits, puisque de nombreux hommes soutiennent aujourd’hui la fin de cette discrimination liée à l’héritage.


 


Pour Yassine Ayari, militant associatif, c’est une nécessité. “D’abord du point de vue psychologique, dont on parle fort peu, note-t-il. La transmission du patrimoine des parents vers les enfants relève d’une symbolique extrêmement forte qui se joue en nous. Au-delà des terres, des actions, des liquidités (qui, de toute façon, ne concernent pas plus de 5 % de la population), l’héritage est une manière de nous dire que nous sommes dignes du labeur d’une vie, des efforts de nos parents, dont nous prenons la responsabilité et qui nous place comme relais envers les générations suivantes. L’inégalité de l’héritage, c’est intérioriser chez les femmes le fait qu’elles ne sont pas assez dignes pour participer à fabriquer de la filiation.”


 


 


Des échéances électorales à venir


 


Plusieurs échéances électorales prévues en 2019, notamment les législatives et la présidentielle, pourraient avoir un impact sur les débats à venir. Mais les députés prendront-ils le risque de mécontenter les électeurs de leur circonscription ?  


 


 


DES PAS DÉCISIFS DEPUIS LA RÉVOLUTION


 


– La loi du 10 novembre 2015 permet aux femmes de voyager avec leurs enfants mineurs, sans avoir à demander l’autorisation préalable du père.


 


– En 2017, une circulaire ministérielle datant de 1973 et interdisant le mariage des femmes avec des non-musulmans est abrogée. Jusqu’à cette date, les femmes devaient fournir le certificat de conversion à l’Islam de leur futur mari.


 


– La loi du 24 juillet 2017 modifie le très controversé article 227 bis du Code pénal, en supprimant la disposition qui permettait à l’auteur d’un acte sexuel “sans violences”, avec une mineure de moins de 15 ans, d’échapper à tout châtiment s’il épousait sa victime.


 


Voir aussi : 


 


Hella Ben Youssef : "La Colibe vient à point nommé pour lever les obstacles interprétatifs"