Traditionnalistes et progressistes parlent-ils la même langue ?
La récente polémique autour de l’usage de la darija, dialecte marocain, dans les manuels scolaires a ravivé le conflit entre modernistes et conservateurs. Les premiers alimentent la défiance du peuple, choyé et abreuvé de “fake news” par les seconds.
“Satan est le chef de file des laïcs.” L’éditorialiste du journal des salafistes marocains Assabil n’y va pas de main morte pour qualifier les modernistes du cru, ceux qui tentent péniblement d’introduire des idées de changement dans une société profondément traditionnelle. Laquelle freine encore et toujours des quatre fers… Le problème, c’est que chaque initiative de ce clan donne des ailes à celui d’en face, comme dans une partie de volley-ball : les uns envoient la balle en l’air et les conservateurs s’en servent pour smasher avec une violence inouïe et sans rater leur but. Dernier match en date, celui de l’introduction de l’arabe dialectal dans les manuels scolaires.
Enterrer l’arabe sacré du Coran ?
Il n’a pas fallu plus d’un message dénonçant l’utilisation de mots en “darija” (dialecte marocain) dans les nouveaux supports utilisés par les écoliers pour que la polémique enfle, que les réseaux sociaux s’enflamment, que les accusations à l’emporte-pièce ne soient proférées contre le gouvernement. Celui-ci est soupçonné de travailler selon les desiderata d’un agenda étranger, qui vise tout bonnement à enterrer l’arabe, la langue sacrée, celle du Coran. La sortie du ministre de l’Education, qui cherchait à justifier l’utilisation de quelques malheureux mots en langage populaire, n’a fait que jeter de l’huile sur le feu. Aussitôt, la machine à désinformer s’est mise en route. Les réactions ont reposé essentiellement sur des contrevérités, des “fake news”, qui sont même allées jusqu’à parler d’éducation sexuelle dans les nouveaux manuels.
Une polémique déjà existante
Il n’en a évidemment jamais été question et les responsables, celui de l’Education en tête, ont eu beau argumenter, le mal était fait. A la manœuvre : islamistes (cachés derrière le paravent des réseaux sociaux), partis traditionnels et vedettes du populisme sur le Net. Ces derniers ont exploité à fond l’inquiétude des parents, qui ne savent plus à quelle sauce vont être mangés leurs enfants.
Face à la violence des réactions, le chef du Gouvernement (islamiste) a été obligé de désavouer son ministre, au motif que “les langues officielles reconnues par la Constitution sont l’arabe et l’amazigh”. Aussi, “l’article 29 de la loi-cadre, examinée au Parlement, insiste sur l’obligation de l’usage uniquement de la langue en question, sans aucune autre, et ce pour empêcher l’utilisation du dialecte”. Le Premier ministre a précisé, en outre, qu’il “n’avait aucun problème à renoncer à ces manuels” !
Bien entendu, cette polémique n’aurait pas eu lieu si la question de l’usage du dialecte dans l’enseignement n’avait pas fait l’objet d’une violente polémique, provoquée par une proposition de Noureddine Ayouch, un riche publicitaire fortement impliqué dans le monde associatif. En 2013, dans une pétition, ce dernier avait appelé, sans crier gare, à ce que l’enseignement soit donné dans la langue du terroir. Cela avait soulevé, à l’époque, un tollé sans précédent chez certaines personnalités de la société civile et au sein de nombreux partis politique. Contre vents et marées, le même Ayouch se proclame désormais chef de file des défenseurs de la liberté de croyance et de l’homosexualité, qui constituent pourtant des lignes rouges au sein de la société marocaine.
A “fort en gueule”, “fort en gueule et demie”. Chaque fois que des gens comme Ayouch proposent de rapprocher le Maroc des standards occidentaux en termes de libertés individuelles, ils se prennent un râteau. Et il se trouve toujours des forts en thème pour renverser la situation à leur bénéfice, faisant passer les tenants du changement pour des suppôts de Satan, au service “de l’ennemi”.
La stabilité du pays en péril
Le web et les réseaux sociaux se voient contraints d’accompagner cette prise de pouvoir par les populistes, alors que les médias (y compris la presse écrite), qui ont vu leurs recettes publicitaires fondre comme neige au soleil et leurs ventes chuter drastiquement, se livrent désormais à une compétition féroce dans l’arène du populisme. Des vidéos d’illustres quidams, vociférant leur haine du changement, deviennent virales, font beaucoup de bruit et contribuent à faire enfler la polémique. Tout ce qui est perçu comme “vertical” (émanant d’un expert, d’un spécialiste ou d’une voix autorisée) est remplacé par “l’horizontal” : le micro est tendu à un inconnu, qui n’en sait pas plus que le spectateur, lequel lui ressemble étrangement. Qu’on le veuille ou non, tout populisme use sans modération des ressorts de la communication de masse.
La rupture entre les élites francophones et le peuple s’apparente désormais à une plaie devenue géante depuis la décolonisation du Maroc. A l’époque, avant de remettre les clés aux Marocains, les Français avaient mis en place une sorte de “gouvernement parallèle”, chargé de maintenir en vigueur les intérêts de la métropole, malgré la fin du protectorat sur le Royaume. Plus que “francophones”, ces élites, qui étaient carrément au service de Paris, ont pratiqué le népotisme à outrance pour laisser en héritage les leviers du pouvoir à leurs progénitures. Bloquant l’ascenseur social, ces mêmes élites se sont aliénées le petit peuple, en mettant en place une fracture identitaire entre le Maroc d’en haut et le Maroc d’en bas. Ce qui met aujourd’hui en péril la stabilité du pays. Du pain béni pour les populistes de tout poil. Le dénominateur commun des populistes du cru, qu’ils soient islamistes ou appartenant à des partis traditionnels comme l’Istiqlal, c’est qu’ils surfent sur le “complotisme”. Ils mettent en cause “une mafia francophone”, qui travaillerait en secret à détruire les fondements de l’identité marocaine, et ils alimentent sans cesse cet énorme déficit de confiance des populations “décolonisées” à l’égard de leurs élites, car celles-ci “sont importées, abusivement personnalisées et totalement corrompues”.
La peur de perdre son identité
Or, la vraie matrice du populisme contemporain réside dans la peur d’être dépossédé de son identité. Cet “identitarisme” exacerbé, qui se marie bien avec l’idée de peuple, d’unanimisme, est corroboré par l’accusation de “trahison” du peuple par les tenants du pouvoir, complices rémunérés de ce complot. D’où la violente réaction des Marocains au projet d’introduire un dialecte dans le scolaire.
Leur colère n’est pas moindre devant des projets visant à remettre en question la criminalisation des rapports sexuels hors mariage ou l’autorisation de ne pas jeûner pendant le ramadan, qui font partie de l’agenda d’une minorité soi-disant “modernistes”. Quand ces pseudo-progressistes dénoncent le “fascisme” de l’autre camp, ils oublient que les valeurs défendues par ces populistes sont justement celles de la majorité de la population marocaine. En faisant leurs des valeurs qui animent les débats à Paris ou à New York (homosexualité, laïcité, liberté sexuelle), non seulement ils consomment un divorce patent avec la société, mais ils accentuent dangereusement la crise de défiance à l’égard du politique et de ses institutions, jugées incapables de faire face aux défis identitaires.
Et la gauche, dans tout ça ? Laminée, corrompue, travaillée au corps, la gauche marocaine n’est plus que l’ombre d’elle-même, une gauche de posture, qui ne se définit plus que par son rapport au passé et qui a définitivement tourné le dos à l’avenir.