Tunisie – Un président de la République dans l’opposition

 Tunisie – Un président de la République dans l’opposition

Le président tunisien Béji Caïd Essebsi. A gauche: Youssef Chahed. Palais de Carthage à Tunis


Abandonné par les institutions politiques du pays, parlement et gouvernement, et par Ennahdha, son allié le plus solide, le président Essebsi est contraint de jouer un rôle d’opposant sur la scène politique en misant par désespoir sur son pouvoir de persuasion ou son image.


Qui l’aurait cru, qui l’aurait prévu ? Qui pouvait prétendre en 2014, au vu du raz-de-marée électoral qu’il a provoqué et de la réussite de son parti Nida Tounès dans la mise à l’écart des islamistes du pouvoir, que Béji Caïd Essebsi, fédérateur au sein de son parti, puis fédérateur national aux présidentielles,  puis président consensuel et homme de compromis avec les islamistes, homme rusé et d’expérience, auquel s'est reconnue la majeure partie de la société civile, hommes et femmes, pouvait un jour être rejeté dans l’opposition comme un simple amateur durant son « règne », et subir un « affront », conséquent à la perte de la majorité de son parti Nida au parlement et de l’ascendant qu’a pris en deux ans son ancien protégé, l’inexpérimenté Youssef Chahed, le chef du gouvernement,  dont les ambitions mises sous la protection d’Ennahdha, ne sont plus inconnues ?


En fait, le président se trouvait à l’origine, en 2014, un peu dans un rôle d’opposition dans ce nouveau régime parlementaire, même s’il est élu par le peuple, du moins par rapport aux pouvoirs détenus par le chef du gouvernement, le cœur du régime. Ses pouvoirs constitutionnels, et aujourd’hui politiques, étaient initialement moindres. Mais aujourd’hui, il est vraiment contraint d’être dans l’opposition. Elu pour « gouverner », notamment en tant que chef fondateur du parti vainqueur aux législatives, du moins dans la mesure de son pouvoir réel et de celui du chef du gouvernement, il est acculé aujourd’hui à riposter, à réagir au lieu d’agir, voire à gesticuler, à s’opposer et à résister au lieu de gouverner. Elu par le peuple, le président ne peut pas agir sur le peuple. Le vice du régime déteint sur lui.


Son statut va sans doute rester ambigu jusqu’à la fin de son mandat en 2019. Son statut international est, lui, sauf, son prestige aussi à ce niveau. Sur le plan interne, lui qui voulait rétablir l’autorité de l’Etat, son autorité personnelle elle-même est visiblement obscurcie. En revanche, sa magistrature morale se maintient, même si elle en a pris un coup par les péripéties de son fils. Homme politique professionnel au milieu de beaucoup d’amateurisme, homme d’histoire et d’expérience au milieu de beaucoup de frivolité juvénile, il ne se laissera pas facilement marcher sur les pieds. Il semble d’ailleurs avoir l’intention d’aller jusqu’au bout de ses prérogatives constitutionnelles et politiques sans lâcher prise face à la nouvelle majorité parlementaire issue essentiellement de la coalition entre le groupe parlementaire « la coalition démocratique », Ennahdha et Machrou Tounès, qui au fond lui doivent tous quelque chose. D’abord, c’est Essebsi qui a sauvé Ennahdha depuis 2014 en lui permettant de mettre un pied au pouvoir, en fermant les dossiers sécuritaires et judiciaires sur les actions nuisibles de ce mouvement et en marchandant politiquement leur impunité; ensuite, les dirigeants et les députés de Machrou, y compris Mohsen Marzouk, sont tous issus de Nida, et c’est Béji Caïd Essebsi qui leur a donné vie et éclat ; enfin, Youssef Chahed serait resté un parfait inconnu au Joumhouri s’il n’avait pas mis les pieds à Nida et s’il n’avait pas obtenu la confiance du Président, son propulseur. Tous doivent leur situation et leur statut politique d’aujourd’hui à Essebsi. Tous ont fini par l’abandonner dans différentes étapes. Ennahdha, parce que le président Essebsi n’a plus d’avenir politique à ses dires, Chahed et Machrou en raison de l’intrusion de la dérive dynastique qui a entaché le « pouvoir » d’Essebsi et les destinées de Nida. La politique tunisienne aussi est tragique, même dans un climat démocratique.


Le président se met alors à faire de l’opposition et il ne tient pas à « tendre l’autre joue » par charité chrétienne. Il fait les yeux doux aux médias. Lui, qui s’adressait d’habitude à l’opinion directement à la télévision à partir du palais de Carthage, il tient des conférences de presse télévisées. Un art dans lequel il excellait au début de son mandat, mais qui a épuisé ses charmes aujourd’hui. Le président donne l’image d’un homme blessé, qui n’est plus très à l’aise dans son nouveau rôle. Son humour même ne passe plus dans ses interventions de moins en moins suivies. Ainsi, il s’allie avec l’UGTT en multipliant les concertations médiatiques avec son leader Tabboubi, en lui montrant qu’il comprend les soucis des salariés de la fonction publique.Il accélère le rythme de ses activités diplomatiques (cela peut-être aussi un hasard de calendrier),assez médiatisées à l’étranger. Il compte recevoir le prince saoudien Mohamed Ben Salmane, malgré son ostracisme international, sa culpabilité dans l’assassinat du journaliste Khashoggi et sa condamnation unanime par l’opinion et les gouvernements du monde. Il préside le conseil des ministres, une de ses prérogatives constitutionnelles. Il prend des initiatives, comme celle de la discussion en ce conseil du projet sur l’égalité en matière d’héritage.


Toutes ces initiatives du président ont un caractère d’opposition vis-à-vis de la nouvelle majorité. Il s’agit de gêner le nouveau gouvernement, qui passe d’ailleurs par une phase très difficile (contestations, grèves, affaire sécuritaire impliquant Ennahdha, provoquée très probablement par un président vengeur, diktat du FMI sur le gel des salaires, projet sur l’égalité d’héritage). Ni le chef du gouvernement, ni les membres de son gouvernement, ni leurs partis respectifs ne se sont prononcés jusque-là sur le projet de loi sur les droits et libertés individuelles de la Colibe, et notamment sur l’égalité d’héritage. Youssef Chahed, pourtant moderniste, ne voudrait visiblement pas gêner son allié Ennahdha, au moment où il en a le plus besoin, depuis qu’il s’est détaché de la tutelle du président Essebsi et qu’il affiche son ambition. Une aubaine pour le président. Mettre à nu les intentions du chef du gouvernement et de la coalition sur un projet bien reçu par l’opinion libérale, progressiste et moderniste, en l’invitant à prendre position sur un projet sociétal aussi fondamental et à assumer ses responsabilités face à l’opinion et aux électeurs modernistes et laïcs, ne se refuse pas pour un président qui ne rate plus la moindre opportunité pour tenter de pâlir à son tour l’image du nouveau gouvernement.


En tout cas, un Président de la République opposant est un paradoxe. Dans les régimes parlementaires classiques, on n’accepte pas de faire élire le président au suffrage universel par le peuple et on ne lui confie que des attributions formelles. On le fait désigner par des assemblées parlementaires, qui choisissent généralement des personnalités indépendantes à cette fonction. En Tunisie, les constituants ont trompé le président. Ils lui ont donné quelque chose par une main et le lui ont repris de l’autre. Ne pouvant être ni tout à fait indépendant (même s’il a démissionné de son parti), ni aujourd’hui un acteur influent de la majorité, le président Essebsi n’est plus qu’un opposant malgré lui. Abandonné par les institutions fondamentales du pays, le parlement et le gouvernement, il essaye de gouverner par son image, en s’abritant juste derrière le verdict d’un suffrage universel, devenu désuet et anachronique, mais lui permettant de justifier son opposition et sa légitimité.