Tunisie – Corruption et usure de la légitimité politique
Que la corruption soit une pratique vieille comme le monde ou qu’elle soit d’usage courant dans la sphère politique et publique depuis l’antiquité, dans les démocraties ou dans les régimes tyranniques, dans les pays du Nord comme dans ceux du Sud, n’est pas une raison pour tolérer passivement le mal. La corruption n’est pas une fatalité. En tout cas, elle est manifestement injustifiable en démocratie. Elle ôte au système politique toute sa légitimité. L’inégalité se substitue à l’égalité, l’abus prend place, en violation du contrat politique, déformé dans les faits, comme dans la transition tunisienne.
Le discrédit de la classe politique, des partis politiques, l’instabilité d’un régime politique défectueux, la mise en place de consensus chancelants entre laïcs et islamistes, l’impunité de la contrebande, la mainmise de l’exécutif sur l’appareil judiciaire, le traitement intermittent de la lutte contre la corruption selon la conjoncture politique du jour et la nature des alliances, l’absence de moyens des organismes de contrôle, même de l'Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC) de Chawki Tabib, malgré ses efforts de lutte pour la transparence, ne sont propices ni au règne de la loi, ni à la légitimité d’une démocratie qui n’a pas cessé de dépérir dans la confusion.
On s’attarde sur le pluralisme des opinions et des partis et on s’accommode peu de vertu et de morale. On opte pour la démocratie comme pratique, on étouffe la démocratie dans ses fondements. Et l’opinion, même audacieuse et vigilante, est ballotée entre les contraires, perdant ses repères, et surtout, toute confiance dans la démocratie. L’opinion est bousculée par le fait accompli d’une corruption banalisée, parce que généralisée à tous les secteurs, public et privé, à une époque où l’argent est roi dans une économie mondiale ouverte. On est passé, doivent-ils se dire, de la corruption d’un dictateur à la corruption d’une démocratie. Comme si on pouvait séparer la politique du droit, du civisme, du Bien public, de la morale et de la justice.
Certes, les hommes politiques se doivent d’être réalistes, pragmatiques et efficaces, ils sont souvent contraints d’être rusés, mais dans les limites de la loi. Ils sont comptables de certains résultats devant leurs électeurs, ils doivent réussir. Cela ne veut pas dire pour autant qu’ils doivent se passer de justice et de contrôle. La démocratie est après tout un régime d’égalité et de liberté, de souveraineté du peuple, et de la chose publique. Il faudrait articuler, comme le recommandait Eric Weil, l’efficacité et la justice. En politique, ni l’efficacité sans la justice, ni la justice sans efficacité ne peuvent être acceptables, ou du moins durables. La corruption, comme celle qui prévaut en Tunisie, est pire : elle n’obéit ni à l’efficacité ni à la justice. Le pays est très mal géré : l’inefficacité irradie tous les secteurs en raison du laxisme, de l’indiscipline et de la politisation outrancière. Le pays est également victime de l’injustice : inégalités sociales, économiques, régionales, juridiques (hommes/femmes), statutaires, régionales. Toutes choses propices à la corruption. Ce n’est pas un hasard si la démocratie est en panne. Les hommes au pouvoir n’arrivent même pas à rassurer ou à susciter un quelconque espoir, même dans les discours de célébration ou de fête. Ils inspirent beaucoup plus la mort que la vie.
La Tunisie fêtera dans quelques jours « la révolution de la dignité », conquise aux dépens d’une corruption politique généralisée. Une fête qui aura lieu à travers le spectacle encore « indigne » d’une autre nouvelle corruption aussi généralisée. Le pouvoir, la classe politique et les partis ont des chances de ruiner la démocratie, du moins dans l’état actuel des choses. Certains d’entre eux ont pratiqué la corruption par l’action responsable, d’autres par l’inaction irresponsable. Le peuple, fatigué et impuissant, regarde le spectacle affligeant des uns et des autres. La dictature l’a estropié, la démocratie l’a trahi.
Après la Révolution, la nouvelle-vieille corruption est confisquée par les partis influents, alliés au pouvoir, et par quelques partis de l’opposition. Peu enracinés, indisciplinés, ils ont peu d’égard pour l’Etat ou le Bien public. Or les partis, on le sait, ont une double nature : ce sont des associations fondées sur des principes, mais aussi sur des intérêts. Sur des principes, car les membres d’un parti partagent entre eux certaines valeurs et traditions ; sur des intérêts, du moment que les partis se chargent de la protection de secteurs spécifiques de la société, ceux de leurs électeurs. Ainsi, loin de discipliner la corruption, de lui tracer des limites, notamment au parlement ou par la loi, en empêchant qu’elle s’infiltre à l’intérieur du gouvernement, des institutions et des réseaux de l’Etat, les partis tunisiens l’ont au contraire domestiqué en leur faveur (partitocratie, nomadisme, chantages, achats de députés par des hommes d’affaires). Ils profitent imperturbablement de l’incertitude, de l’éphémère et du laxisme de la transition. Or, l’appartenance à une formation politique a, dans la conjoncture d’impunité présente, accentué la malhonnêteté (même s’il y a évidemment des exceptions). Car, comme le croyait David Hume, la défense d’une cause politique ou la promotion des intérêts de son parti offre une justification morale facile pour tout comportement illégal. En d’autres termes, l’approbation des autres membres du parti, et du parti lui-même en tant qu’acteur de la démocratie, efface toute culpabilité individuelle. Aujourd’hui, l’évolution moderne des partis leur permet plus aisément de s’insérer dans des réseaux de complicité économique ou corporatiste. C’est malheureusement le cercle carré : les partis sont nécessaires à la démocratie représentative et électorale, qui est même organisée autour d’eux ; mais ils peuvent aussi, en l’absence de contrôle, être ses propres fossoyeurs. Même si la politique peut aussi être l’objet de corruption sans l’existence des partis, comme dans le passé avec les manigances des membres des cours royales et des factions, avec les alliances dynastiques et familiales, dans l’anarchie libyenne sous Kadhafi ou aujourd’hui dans les pays féodaux du Golfe.
L’opinion rejette le système politique et la classe politique, toutes tendances confondues, en raison justement de l’intarissable corruption, doublement ressentie dans les régions marginalisées et dans les quartiers populaires, souffrant de chômage, de oisiveté et de pauvreté. La démocratie ne nourrit pas cette population, la corruption les absorbe. Au point que la société civile voudrait créer ses propres partis. Toute la population tunisienne appelle en vain à l’éradication de la corruption. A l’INLUCC plus de 100 000 Tunisiens, dont la plupart des associatifs, mais aussi militants politiques, administratifs, municipaux, ont à ce jour fait leur déclaration de patrimoine. Ce qui est historique et atteste du besoin de transparence ressenti par la société. Mais 250 000 d’entre eux ne l’ont pas encore fait.
Les majorités politiques font la sourde oreille quant à la lutte contre la corruption, parce qu’elles sont impuissantes à le faire. Les partis sont contraints de concéder quelques injustices notables pour préserver leur association au pouvoir ou la coalition laïco-islamiste, pour ménager quelques bailleurs de fonds électoraux, ou pour assurer le passage d’une nouvelle génération politique ambitieuse, tendant à supplanter une génération ancienne ne répondant plus au nouvel esprit de l’époque. Entre-temps, la légitimité du système politique se meurt à petit feu. Car, la grande corruption, elle, ne désarme pas.