Le chaos, argument de l’autoritarisme
Les événements en Algérie alimentent de nouveau les arguments des nostalgiques de l’Ancien régime, en Algérie ou en Tunisie, qui mettent avec beaucoup de mépris pour l’histoire, la soif de liberté d’un peuple sur le compte du « chaos », lui, préférant un autre « chaos » plus pernicieux, celui de l’autoritarisme.
Le régime algérien, comme tous les régimes autoritaires, défend à l’évidence la « philosophie » de l’ordre public, c’est-à-dire ce qui reste d’une politique usée par l’abus de pouvoir et le verrouillage systématique, quand l’action prolongeant cette « philosophie » se vide elle-même de sa substance. Un ordre factice, militarisé et uniforme, contenant en lui-même les germes d’une décomposition programmée, et c’est le cas. Un ordre qui justifie, comme dans la plupart des régimes militaires, l’absence ou la faiblesse des arguments politiques. Un ordre qui abhorre le désordre. Or, le chaos pointe déjà à l’horizon depuis que le peuple algérien, jeunes et adultes toutes classes sociales confondues, comme en Tunisie à la veille d’un certain 14 janvier, a commencé à gronder dans les rues, à vouloir se réapproprier son destin et sa citoyenneté, à se réconcilier avec le politique, à se défaire des chuchotements de la peur et indignes messes basses.
Observez les régimes autoritaires qui, pris par la routine, n’arrivent plus à convaincre, ni à communiquer une quelconque intelligence digne de la conduite des hommes en société. Ils n’ont plus à l’usure d’arguments politiques. Deux ans après le coup d’Etat de Ben Ali, le régime retrouve la tradition de torpeur propre aux dictatures. Durant les vingt ans ultérieurs, le pouvoir et son parti, le RCD, n’ont eu ni intelligence politique, ni arguments de discours. Le « chaos » dont ils pouvaient être fiers est celui de la corruption généralisée ou de l’immoralisation de toute la société dans ses racines. Le régime ne croyait même plus en lui-même dans les dernières années de règne. Que répondait-il à la liberté ? Il répondait, comme toujours, par l’ordre public, prétendument nécessaire à la croissance économique (et à la décroissance des libertés), la sécurité, la menace islamiste, l’emprisonnement des militants. S’il n’y avait pas la menace islamiste, il y aurait la menace des progressistes ou de la gauche marxiste. S’il n’y avait pas les marxistes, il y aurait les libéraux ou les droits-de-l’hommistes pressés d’en découdre avec le pouvoir, et ainsi de suite. La société civile est elle-même une menace.
La politique de l’ordre dissimule la faiblesse du discours et de l’action. La politique, censée être une agrégation des hommes, un rassemblement autour d’idées et d’idéaux n’est plus qu’un repli défensif, destiné à écarter et à exclure les audacieux qui cherchent à s’ingérer dans les affaires d’autrui, les affaires du clan, les affaires du pays englouti par des privilégiés corrompus. On revient au Moyen Age. Deux ordres sociaux sont séparés diamétralement : les proches du pouvoir et le peuple. Entre les deux, c’est le désert. Etre libre est un désordre en puissance, réclamer des droits est l’audace des factieux. La politique de l’autoritarisme règne par le silence, argumente dans les coulisses, respire par la suspicion. Le régime n’a ni parole, ni écho, ni action. Seulement, quand le silence est rompu, c’est qu’une révolution se prépare, et que le désordre se propage. On y est. La peur change de camp. Le peuple s’approprie la rue, le seul espace qui lui reste, quand le pouvoir a tout confisqué.
Pire encore, les partisans de l’autoritarisme, les nostalgiques de l’Ancien Régime, en Algérie, comme en Tunisie reprennent l’argument de l’ordre absolu à leur compte par répulsion aux manifestations du « chaos ». Alors même que les manifestants Algériens font preuve de pacifisme, de calme, de maturité, d’écologisme (nettoyant les rues derrière eux), de responsabilité, craignant eux-mêmes la provocation des infiltrés, de la milice, des islamistes ou de l’armée, les hommes de l’ancien régime crient au désordre, comme les anciens Rcdistes tunisiens qui ne pouvaient savoir ce que liberté et démocratie voulaient dire. Ils ne pouvaient admettre que, agitation, droit, liberté et institution vont ensemble. Avec les Gilets jaunes, la démocratie est magnifiée ; avec les manifestants algériens ou tunisiens, c’est le chaos. Ce peuple algérien abusé par tous, pouvoir, islamistes et armée, ne mérite-t-il pas la démocratie ? Son comportement même dans ses manifestations est un appel à la démocratie, à la liberté, pas au chaos. Les Algériens en sont conscients, eux qui ont connu les années de braise.
La liberté du peuple, c’est le « chaos ». On le sait, l’histoire en regorge d’illustrations, des staliniens, nazis et fascistes aux despotes tiers-mondistes de la décolonisation. La démocratie est faite pour les pays développés, pour les occidentaux. Les pays arabes sont frappés d’inaptitude culturaliste. Les politologues occidentaux regrettent eux-mêmes aujourd’hui de telles contre-vérités culturalistes, depuis qu’ils ont vu la démocratie tunisienne à l’œuvre, même avec ses multiples avatars. Le fait est là.
Les partisans tunisiens de l’Ancien régime, anciens ou nouveaux, tous à l’évidence déçus par la révolution tunisienne, ont hélas perdu le droit et la légitimité de juger la soif de liberté d’un peuple. Les nostalgiques du passé ont dans leur esprit beaucoup de « savoir-faire », beaucoup d’expériences « positives » à faire valoir auprès des manifestants de la liberté. Expériences fondées sur vingt-trois ans d’échecs répétés et d’abus de pouvoir. Généralement l’échec fortifie l’expérience, lorsqu’il s’agit de recommander d’éviter ses propres erreurs, pour en tirer des leçons positives. Mais là, les partisans de l’Ancien régime recommandent au peuple algérien carrément leurs propres erreurs : il vaut mieux arrêter ce chaos, revenir au confort d’un ancien régime rassurant, plat, uniforme, militaire, laissant l’entourage du pouvoir vaquer à ses occupations malfaisantes, sans doute pour le bien-être général. La liberté, ça sert à quoi, à vous entretuer. Nous, au pouvoir, on se réserve le droit de tuer à petit feu, doucement, dans les coulisses. C’est plus « politique », plus élégant.
Tout peuple a le droit de faire sa propre expérience historique, de faire des avancées ou des reculades, ou les deux en même temps. Personne n’a prétendu que la démocratie ou la liberté ou un Etat de droit sont des choses faciles. Bien au contraire. Les Algériens ont assez mûri pour le savoir, comme les Tunisiens il y a quelques années. Quand ils dénoncent le 5e mandat imposé d’en haut de Bouteflika, un homme malade qui veut paradoxalement devenir immortel, c’est-à-dire indirectement l’abus de pouvoir, ils vont au cœur de la revendication politique : la démocratie politique. La liberté des candidatures suppose la liberté de suffrage, qui suppose à son tour la liberté de choix, qui suppose encore la liberté d’expression, et ainsi de suite. Tout se suit en démocratie.
C’est dire que la revendication démocratique algérienne est appelée à faire sa propre expérience contre l’autoritarisme. Le combat contre la puissante armée, cœur du régime, serait rude. Celle-ci ne s’accommode pas aisément de la liberté, d’une dose de chaos, généralement nécessaire aux démocraties avant leur consolidation. Le combat contre les islamistes ne le serait pas moins. Les solutions politiques ne sont pas absentes. Les islamistes algériens peuvent vouloir s’intégrer à moindre prix au système politique et institutionnel, comme Ennahdha en Tunisie, pour peu qu’ils arrivent à se défaire de la violence et du salafisme brut ou pour peu qu’on les y pousse. Le changement algérien tournera sans doute autour de ces trois forces : les forces civiles, l’armée et les islamistes. Ces trois forces arriveront-elles à trouver un compromis ou à dialoguer entre elles ? L’armée acceptera-t-elle les islamistes dans le jeu politique ou préfère-t-elle le modèle égyptien d’Al-Sissi ? Les forces civiles trouveront-elles un grand parti centriste fédérateur, capable de créer une force de stabilisation politique contre les islamistes et l’armée ?
Beaucoup d’inconnus encore. Mais ledit« chaos » du changement est préférable au « chaos » hypocrite, venimeux et pernicieux de la « boîte noire » du pouvoir, qui prépare non pas aux évolutions progressives, mais aux conflagrations irréparables. Si le chaos, ou une dose de chaos, est nécessaire à un peuple pour retrouver sa liberté, comme le révèle l’histoire, qui peut y échapper ? Un peuple est-il condamné à accepter des despotes au pouvoir de crainte de les déposer dans le chaos ?