20 mars : Quand Béji Caïd Essebsi part en impro…
Face à un parterre qui rassemblait le tout Tunis des élites politiques, mais où brillaient par leur absence quelques « non-invités de marque », le président de la République Béji Caïd Essebsi s’exprimait pour la dernière fois de son mandat un 20 mars, jour de la commémoration de l’anniversaire de l’indépendance tunisienne, le 63ème en date. Dans un style narquois qu’il affectionne, le chef de l’Etat nonagénaire a asséné quelques piques, dont certaines, particulièrement tendancieuses, ne sont pas bien passées.
Carthage – Dans ce discours fleuve de près d’1 heure, s’en tenant dans un premier temps au sujet à l’ordre du jour, le président Caïd Essebsi a déclaré que le document original du protocole d’accord sur l’indépendance, signé le 20 mars 1956, et dans lequel la France a reconnu la Tunisie en tant qu’Etat indépendant, est bel et bien conservé aux Archives nationales, à l’instar de l’ensemble des documents de la présidence de la République, et ce depuis l’époque Bourguiba.
Il a précisé que la Tunisie n’a pas obtenu son indépendance par la simple signature du protocole d’accord. Car, a-t-il expliqué, les appareils de l’Etat sont restés un temps aux mains des Français, tels la justice, la sécurité et l’armée. Ainsi la Tunisie n’a gagné son indépendance totale qu’au bout de sept ans et au prix de nombreux sacrifices consentis, a-t-il rappelé.
C’est à partir de cet axe que l’allocution présidentielle prend un tournant plus politique. Caïd Essebsi a affirmé en effet que le document du protocole d’accord sur l’indépendance, qu’il prend soin de lire au passage, « ne devrait faire l’objet d’aucune crainte quant à son authenticité, contrairement à ce que considèrent certains ». Beaucoup auront compris une allusion à certaines voix dans le camp islamo-souverainiste qui, sous l’influence de propos conspirationnistes controversés de la présidente de l’instance chargée de la justice transitionnelle, mettent encore à ce jour en doute l’indépendance réelle du pays.
Menaces d’amendement constitutionnel
A plusieurs reprises au cours de son allocution, le président va par ailleurs agiter la menace d’une modification de la nouvelle Constitution de 2014, ses prérogatives l’autorisant à proposer un amendement des textes constitutionnels. « D’ailleurs il est prêt, j’ai le texte ici-même sous mes yeux », précise-t-il à propos dudit amendement, sans que l’on en connaisse la totalité des contours ou des volets concernés.
« La Tunisie restera un Etat à caractère civil tel que stipulé clairement dans l’article 2 de la Constitution », a-t-il cependant martelé, tout en rappelant au passage une tentative avortée de la majorité islamiste – troïka dans un premier brouillon de 2013 de faire voter une Constitution inspirée de la charia islamique.
« Il peut y avoir des avis différents sur l’interprétation de certains articles, mais d’autres sont clairs et ne peuvent être sujet à interprétation ou subir un amendement », a-t-il soutenu, tout en expliquant que « les partis qui estiment que la Constitution a un référentiel religieux sont libres de penser ce qu’ils veulent, mais leur avis ne doit pas avoir une influence sur la politique de l’Etat », allusion cette fois à l’article 1, qui stipule que la Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, et que l'Islam est sa religion. Une formulation aussi ambiguë que consensualiste, qui pose à nouveau problème aujourd’hui.
« La Tunisie doit préserver ses acquis qui ont été réalisés avant et après la Révolution de 2011, en particulier la liberté d’expression, le droit d’organisation et le droit de manifester » a concédé Caïd Essebsi, qui a en outre estimé que sa propre initiative prise en faveur de l’égalité dans l’héritage s’inscrit dans la cadre de l’application des dispositions de la Constitution qui consacre l’égalité entre l’homme et la femme. Des dispositions qui en font « l’une des meilleures constitutions au monde », s’est-il prévalu.
Les articles de la Loi fondamentale sont exécutoires, a-t-il précisé. Ils disposent que l’Etat doit assumer son rôle dans la mise en œuvre de l’égalité entre l’homme et la femme. Un chapitre du discours présidentiel miné par des allusions au conflit idéologique qui l’oppose à nouveau à Ennahdha, après une entente cordiale qui n’aura duré que trois années, avant de se muer en cohabitation forcée. « La Tunisie mérite mieux que la situation de paralysie dans laquelle elle se trouve aujourd’hui », regrettera-t-il de façon évasive à ce propos.
Evoquant enfin la démocratie « qui n’en est encore qu’à ses balbutiements en Tunisie », le président Caïd Essebsi a déclaré que la démocratie représentative connait aujourd’hui une crise un peu partout dans le monde, « y compris en France » lance-t-il, visiblement au fait de ce qui se joue avec la crise des Gilets jaunes. Faut-il pour autant y voir une tentation du Palais d’amender la Constitution dans le sens d’un retour à un régime plus présidentiel que mixte ?
Querelleur, jusqu’au bout
Quoi qu’il en soit, à 7 mois de la fin d’un mandat perturbé par d’incessantes querelles politiciennes pilotées notamment par son fils, Béji Caïd Essebsi est apparu plus aigri que rassembleur, multipliant les hors sujets politiciens, dénonçant nommément les transfuges de l’ancienne coalition, et délivrant un discours davantage électoral qui ne sied pas à la solennité d’une fête de l’indépendance. Ainsi il est allé jusqu’à adresser un quolibet à partir du mot « Chahed », du nom de famille du chef du gouvernement, sa bête noire depuis quelques mois, qu’il invite à « revenir à la raison ».
« Se présentera, se présentera pas… on croirait un superstitieux arrachant une à une les pétales d’une plante », renchérit même Essebsi, moqueur, à propos de la candidature de Youssef Chahed à sa succession, provoquant l’hilarité de la salle, y compris celle de l’intéressé, qui riait jaune. Des flèches acerbes qui ne sont pas sans rappeler une tendance actuelle chez les dirigeants autoritaires excentriques dans le monde, tels que Trump, Bolsonaro, Orbán ou encore Salvini, qui usent abondamment de ce langage fleuri et ouvertement provocateur.
Sauf qu’à coup d’allusions floues et de formules souvent absconses, même un observateur avisé de la scène politique tunisienne se perd dans tant d’insinuations présidentielles. Une volonté confuse d’humilier, qui pourrait faire sortir son auteur par la petite porte de l’Histoire.
Seif Soudani