Quand l’identité nationale fait pschitt

 Quand l’identité nationale fait pschitt

crédit photo :Frédéric Scheiber/Hans Lucas/AFP


Au grand dam du pouvoir, la laïcité et l’Islam ne sont pas des sujets qui préoccupent le mouvement des gilets jaunes depuis presque quatre mois. 


Les gilets jaunes sont en train de réaliser ce qu’aucune force politique constituée “de gauche” n’a réussi à accomplir ces quinze dernières années : remettre la question sociale au centre du débat public en écartant des thématiques qui, trop longtemps, y ont occupé une place indue. Car l’immigration, la laïcité et l’Islam ne sont pas les premiers sujets évoqués lorsqu’on prend le temps d’écouter les gilets jaunes. C’est très vrai pour les deux derniers cités, un peu moins pour l’immigration, qui reste un thème potentiellement clivant dans le mouvement et sur ­lequel certains manifestants reconnaissent volontiers leur défiance vis-à-vis des migrants.


 


La justice sociale avant tout


A cette réserve près que, après trois mois de mobilisation, ce n’est définitivement pas un désir de repli identitaire et xénophobe qui continue à s’exprimer massivement dans la rue, le samedi. Mais bien une ­exigence de justice sociale. Dans les cortèges, dans les assemblées générales, sur les ronds-points, on parle avant tout de justice fiscale et d’impôt de solidarité sur la fortune, de référendum d’initiative citoyenne et de la fin des privilèges, des dysfonctionnements de la ­démocratie représentative, des montants trop bas des ­retraites et des salaires, de la brutalité de la répression policière, etc. Beaucoup plus rarement de la loi de 1905, du voile et de la construction des mosquées…


 


Bien tenté Monsieur Macron, mais raté


A l’instar de forces politiques comme le Rassemblement national (ex-FN) ou Les Républicains, et de certains médias dont c’est le fonds de commerce, le pouvoir central a pourtant bien essayé de ramener l’attention sur ces sujets à plusieurs reprises. Le 10 décembre dans une solennelle “adresse à la Nation” télévisée, Emmanuel Macron tendait une première perche : “Ce sont quarante années de malaise qui ressurgissent : (…) malaise face aux changements de notre société, à une laïcité bousculée et devant des modes de vie qui créent des barrières, de la distance (…) Je veux que nous mettions d’accord la Nation avec elle-même sur ce qu’est son identité profonde, que nous abordions la question de l’immigration.”


Trois jours avant cette intervention, dans laquelle le Président a aussi vanté la défiscalisation des heures supplémentaires, il avait reçu Nicolas Sarkozy pour un déjeuner à l’Elysée. C’était à la veille de l’acte IV des gilets jaunes et visiblement l’ex-hôte des lieux lui a aussi prodigué quelques éléments de langage sur l’identité nationale…


Confirmation un mois plus tard, le 13 janvier, quand Emmanuel Macron dévoile sa Lettre aux Français pour amorcer le grand débat national : évoquant un pays “bousculé par des tensions et des doutes liés à l’immigration et aux défaillances de notre système d’intégration”, il interroge : “Que proposez-vous pour améliorer l’intégration dans notre Nation ? En matière d’immigration, une fois nos obligations d’asile remplies, souhaitez-vous que nous puissions nous fixer des objectifs annuels définis par le Parlement ?” Et de poursuivre : “La question de la laïcité est toujours en France sujet à d’importants débats (…) Comment renforcer les principes de la laïcité française, dans le rapport entre l’État et les religions de notre pays ? Comment garantir le respect par tous de la compréhension réciproque et des valeurs intangibles de la République ?”


Bien tenté, mais raté. On n’a pas assisté, au cours des actes suivants, à l’émergence d’une revendication quelconque quant au “rapport entre l’Etat et les religions”. En revanche, les gilets jaunes continuent à demander des comptes sur les “valeurs intangibles de la République” : liberté, égalité, fraternité, inscrites au fronton des édifices publics, contrairement à la laïcité, qui n’est pas une valeur mais un principe de fonctionnement.


Pour autant, l’extrême diversité de profils politiques des personnes qui se retrouvent dans le mouvement des ­gilets jaunes est réelle. Et la droite réactionnaire, tout comme l’extrême droite, n’ont pas renoncé à récupérer ce soulèvement populaire. Mais, là encore, force est de constater que la vigilance est de mise au sein du mouvement. En atteste ce qui s’est passé, notamment à Paris et Toulouse, fin janvier-début février. Le 26 janvier, dans le cortège parisien de l’acte XI, des militants du Nouveau parti anticapitaliste étaient attaqués par les Zouaves, un groupe de l’extrême droite radicale qui a en partie pris la relève du Groupe union défense (GUD), actif dans les années 1980-1990. Le samedi suivant, la contre-offensive des antifas était cinglante et la mouvance fasciste-nationaliste parisienne en prenait pour son grade. Le même jour, à Toulouse, Vincent Lapierre, journaliste proche d’Egalité et Réconciliation d’Alain Soral, était ­dégagé du cortège, ainsi qu’un homme qui s’était risqué à faire des quenelles et un salut nazi. Lors de l’acte XIII, jeudi 9 février, toujours à Toulouse, des nervis racistes ont attaqué des militants de gauche, qui ont fait face.


 


Exit les vieux ressorts de la division identitaire


Inutile de se le cacher, le mouvement des gilets jaunes est donc bien, aussi, le théâtre de luttes d’influence musclées autour des thèmes de prédilection de l’extrême droite raciste. Mais malgré tous les efforts déployés, du sommet de l’Etat jusqu’aux groupuscules de la fachosphère, en passant par certains médias, pour que ces thèmes s’imposent, il semble que c’est le contraire qui est en train de se passer. Dans un appel intitulé “Nous sommes tou.te.s des gilets jaunes” publié sur Mediapart, le 4 février, des universitaires soulignent que “l’éclosion du mouvement a totalement bouleversé la vie de chaque participant, en reconstruisant des liens, en faisant émerger des questions communes au-­delà des ­anciennes positions idéologiques”.


Et comme nous l’évoquions ici même en janvier*, dans plusieurs endroits, la convergence s’opère doucement avec des revendications phares du mouvement de l’immigration et des banlieues. A Montpellier, ce sont les militants pro-palestiniens de Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS) qui ont pu échanger avec des gilets jaunes sur les conflits au Moyen-Orient. A Toulouse, le comité Vérité et Justice 31 diffuse un prospectus rappelant que la violence policière “s’abat depuis des décennies sur les habitants des quartiers populaires” et invitant à ce que le mouvement donne “enfin une occasion de ­dépasser la division entre les banlieues et le reste de la France”. Au contraire des militants racistes, ils ne sont pas jetés des manifs. Le pouvoir va devoir se résoudre au fait que les vieux ressorts de la division identitaire ne fonctionnent pas avec ce mouvement. Et se faire une raison : c’est bien la question sociale, et rien d’autre, qui lui est aujourd’hui jetée au visage.