L’Arabe à travers le prisme de la psychiatrie coloniale

 L’Arabe à travers le prisme de la psychiatrie coloniale

Illustration – Photographies de femmes algériennes


Révolution naturaliste, anthropologie raciale, idéologie coloniale… autant d'éléments qui ont contribué à la construction des représentations françaises de l’Altérité arabe, des images coloniales jusqu'à ce jour projetées sur les populations immigrées.


Du préjugé culturel au préjugé racial…


« L’imagination d’un Arabe, […] plus vive que la nôtre, doit […] faire sur lui un effet plus grand dans ses songes qu’à nous […]. La région la plus propre à la formation (du) […] fanatisme, c’est la région […] la plus échauffée par le soleil.[1]»


« Ces Arabes sont […] cruels […]. Je ne serai pas éloigné de croire qu’il y ait parmi eux des anthropophages, tant ils sont […] avides de sang humains. […]Leur figure est horrible. […] À cette férocité des mœurs se joint l’abandon à tous les vices. À peine sortis de l’enfance, ils se livrent aux femmes.[2] »


« Tout Arabe est bourreau, bourreau par essence, bourreau par vocation. »


« On ne peut le nier, comparés aux Européens, Arabes et Berbères sont […] de races inférieures et […] dégénérées. »


Ces quatre citations illustrent l’évolution du regard posé par la France sur l’altérité arabe entre les XVIIIe et XIXe siècles. En effet, la première citation (1733), que l’on doit à l’abbé de Saint-Pierre, insiste sur le rôle du climat, chaud et désertique de l’Arabie, pour expliquer l’inclination au fanatisme des Arabes. La seconde, à attribuer à l’abbé Poiret, datant de l’an 1789, décrit l’Arabe et sa propension à la débauche sexuelle d’un point de vue culturel. La troisième citation (1832) de Victor Armand Hain, membre fondateur de la Société coloniale de l’État d’Alger, opère quant à elle une véritable stéréotypisation des individus arabes réduits à des êtres violents. Enfin, tirée du livre La Démographie figurée de l’Algérie du Docteur René Ricoux, la dernière citation (1880) développe une vision ouvertement racialiste des indigènes d’Algérie…


Fille dévoyée de la révolution naturaliste qui a eu lieu au siècle des Lumières, l’inégalité des races, car c’est bien de cela qu’il s’agit dans le propos du démographe Ricoux, est une conséquence de la raciologie qui s’affirme et prend son envol dans la seconde moitié du XIXe. Les travaux de Darwin sur la sélection naturelle et l’évolution des espèces y ont contribué. Enseignée, vulgarisée, elle va se propager dans toutes les strates de la société française, ainsi qu’en Europe, nonobstant la résistance des créationnistes et de quelques mongénistes croyant dur comme fer à une origine commune de l’espèce humaine. Car en pulvérisant l’étau religieux, l’Européen du XIXe siècle finissant va vouer un véritable culte à la science. Affranchi de la tutelle de Dieu, libéré des dogmes chrétiens perçus comme passéistes, il explorera avec minutie ce que la nature recèle. Tout sera étudié, analysé. La technique aidant, il comparera, classifiera, hiérarchisera l’inerte comme le vivant. Espèce biologique parmi tant d’autres, l’Homme sera à son tour scruté à l’aune de l’anthropologie raciale, discipline en plein essor. Appliquée dans les colonies françaises d’Afrique du Nord, elle confirmera ce que certains pressentaient déjà : l’infériorité de la race arabe. Une infériorité non pas réversible comme on le pensait encore à l’époque de Voltaire mais définitive car de nature biologique. Les écrits de l’anthropologue Paul Topinard insistant, en 1886, sur la puissance de l’hérédité rendant les Arabes imperméables aux idées de progrès, en attestent. Selon ce raciologue, « le cerveau arabe[3][…] (conserverait) un stock d’idées et de tendances » inhérente à « sa race », même s’il venait à s’européaniser sous l’action de la mission civilisatrice de la France. N’oublions pas que la France, naguère Fille aînée de l’Église, est devenue, en ce XIXe siècle, la Fille aînée de la Raison dont lamission première, comme le haranguait Victor Hugo durant la conquête de l’Algérie, est d’amarrer l’Afrique du Nord à la civilisation :


« C’est la civilisation qui marche sur la barbarie. C’est un peuple éclairé qui va trouver un peuple dans la nuit. […] c’est à nous d’éclairer le monde.[4] »


Et pour soutenir ce sacerdoce civilisateur sous-tendu par l’anthropologie raciale, l’idéologie coloniale va se diffuser à travers les journaux, les manuels scolaires, les expositions, etc. Elle est même érigée en paradigme dans une France paradoxale car républicaine mais aussi racialisante, différencialiste. Décontenancé, Jean Jaurès n’hésite pas à comparer le colonialisme à « une affaire Dreyfus permanente[5] ». Et c’est dans ce contexte que la France, devenue une « République raciale », dépêche dans ses colonies aliénistes, médecins, raciologues, etc., afin d’examiner Arabes et Berbères sous toutes les coutures. Certains d’entre-eux, ethnopsychiatres et neuropsychiatres, s’attèleront à étudier le cerveau et le crâne de l’indigène arabe dans l’espoir d’y déceler les causes de ses prétendues « tares raciales », telles que la véhémence, le vol, le fatalisme ou encore l’exaltation religieuse.


Le « cerveau arabe »


« L’indigène, gros débile mental, dont les activités supérieures et corticales sont peu évoluées, est […] un être primitif dont la vie […] végétative et instinctive est […] réglée par son diencéphale.[6] »


On doit ces propos (1935) au célèbre aliéniste Antoine Porot. Agrégé en neuropsychiatrie, il est l’un des promoteurs du primitivisme. Né dans le sillage de l’anthropologie raciale, cette science étudie la psychologie des « peuplades inférieures ». Notre ami y apporte son écot en rédigeant moult articles. L’un d’eux, « Notes de psychiatrie musulmane » (1918), jette les bases de l’ethnopsychiatrie. Quant à « L’impulsivité criminelle chez l’indigène algérien ; ses facteurs », article datant de 1932, il analyse lesdits « facteurs » qui prédisposent l’Arabe à la violence. Les principaux sont l’infériorité mentale, la « crédulité », la « suggestibilité », l’ « esprit de vengeance » et la « faiblesse de la vie affective » ; tous contribuant à faire de l’Arabe « cet être frustre, aux instincts peu affinés par l’éducation, chez qui le moindre choc s’accompagne de manifestations impulsives. »


D’après ce scientifique, l’islam, lui, a tendance à débrider les instincts criminels de l’Arabe. Le maintenant dans la superstition et le fanatisme, il entretiendrait « […] le mépris des autres religions ». Et d’ajouter que l’Arabe est doté d’un « instinct de possession » des plus puissants. Raison pour laquelle il fait de sa femme un « animal domestique » dont la fonction principale est « la satisfaction de ses besoins génitaux. » Autre élément psychologique caractérisant la « race nord-africaine », le « puérilisme mental » aux effets bien identifiés : « Nul appétit scientifique […], absence de sens critique […], esprit purement réceptif. » Dans une thèse sur La Criminalité chez les Arabes […] en Algérie, le docteur Adolphe Kocher mettait en évidence, en 1884 déjà, les vices des indigènes arabes : « tribalisme », « sodomie », « bestialité » et « les viols […] plus fréquents chez les Arabes que chez les Européens ». Sans omettre le penchant pour le vol chez l’Arabe au sujet duquel notre médecin affirmera :


« L’Arabe est essentiellement voleur, par habitude, par tempérament, parfois par besoin. »


Et réfléchissant sur les causes profondes de l’apathie, « désordre » qui toucherait exclusivement l’Arabe, notre expert se demandera si ce n’est pas  la compression « précoce » de son cerveau qui induirait ce rétrécissement de ses facultés intellectuelles :


« Est-elle due à une ossification précoce des sutures du crâne arrêtant le développement du cerveau ?»


Rompant avec le regard condescendant et, somme toute, bienveillant posé par les aliénistes sur les indigènes, Maurice Boigey, médecin militaire en Algérie, est convaincu que c’est l’islam qui est à l’origine des troubles mentaux assaillant ceux qui professent cette religion. Il le formule, en 1908, dans son Étude psychologique sur l’islam :


« (Les) progrès de (l’islam) s’expliquent […] par la pathologie mentale […]. C’est […] une […] folie épidémique que les hordes coraniques ont propagée, les armes à la main. Les premiers disciples du prophète furent des dégénérés et leurs doctrines […] ont provoqué de véritables lésions mentales chez ceux qui les ont suivis. […] Mahomet a implanté dans le cerveau des croyants un véritable état névropathique. »


Partisan d’une « occupation pacifique » des territoires maures, Xavier Coppolani insistera, en 1902, sur la nécessité de comprendre « le monde musulman dans son organisation […] religieuse […] et (de) chercher les moyens de faire évoluer nos sujets musulmans en direction du progrès[7] ». Car la IIIe République souhaite régénérer les ethnies nord-africaines condamnées à la stagnation par le déterminisme racial. Mais est-ce seulement possible ? Le médecin Arène Sixtus en doute. Auteur d’une thèse (1913) sur la criminalité des Arabes en Tunisie, il affirme  que « L’Arabe possède un fond de puérilisme mental, marqué par le goût de l’affabulation ». Bref, « c’est un grand enfant, un paresseux et un imprévoyant » chez lequel « La bestialité est chose courante ». Et de rajouter sur la supposée zoophilie des Arabes :


« l’Arabe évite […] les animaux qui se mangent […] il s’attaque de préférence aux ânes. »


On pourrait continuer à égrener un chapelet d’études montrant à quel point le « cerveau arabe » est responsable des caractéristiques viciées de cette race. Sans prétention scientifique, la revue L’Action coloniale (février 1904) attestera de ce fait :


« L’Arabe est connu […] pour son intelligence inférieure à celle de l’Européen, sa paresse naturelle, ses tares ancestrales. »


Ainsi donc, après avoir hanté l’imaginaire français des siècles durant, celui qui fut tour à tour un Sarrasin démoniaque, un mahométan inquiétant, un Barbaresque effroyable, devient, en cette ère coloniale, un indigène que la nature a doté avec parcimonie en qualités intellectuelles. Et c’est la raison pour laquelle, la France émancipe, civilise et travaille, selon Albert Sarraut, ministre des Colonies, « à la protection et à la direction des races en retard[8] ». Quant à Georges Hardy, figure de proue de la psychologie ethnique appliquée à l’indigène et devenant directeur de l’École coloniale en 1926, il mettra en garde, dans l’un de ses livres, Nos grands problèmes coloniaux, contre les « dangers du mépris » qu’une trop haute opinion de notre « race » tend à engendrer…


On le voit ; la Troisième République a développé un discours marqué au coin de l’ambiguïté. Prise au piège du paradigme racialiste, elle a tenté, à travers sa culture républicaine, de réduire les effets du déterminisme biologique sur les races indigènes, pour leur plus grand « bien ». Le drame réside dans cette production exacerbée d’altérité. Du reste, même la mouvance anticolonialiste de cette époque « […] restée, en partie, prisonnière de l’ethnocentrisme[9] », a eu du mal « […] à penser la différence dans l’égalité. » Concédons aussi que l’influence racialiste fut des plus fortes comme en témoigne la définition dépréciative de la « race arabe » dans le dictionnaire Larousse de 1948 :


« Arabe : race batailleuse, superstitieuse et pillarde. »


Aujourd’hui, le racialisme est une discipline appartenant à l’histoire. Cela dit, il est important de comprendre cette construction du regard posé par les tenants de la raciologie française sur l’altérité arabo-masculine. Et ce d’autant plus que ce regard sera porteur d’une constellation de préjugés contribuant à façonner une figure négative de l’Arabe dans l’inconscient collectif de la société française. Les crimes racistes visant des Maghrébins et leurs descendants durant les décennies 70 et 80, dans un contexte postcolonial marqué par la fin douloureuse de la guerre d’Algérie, peuvent être considérés comme un effet collatéral de cette culture du mépris. Las de ces ratonnades, des milliers de jeunes français issus de l’immigration nord-africaine convergeront vers Paris, le 3 décembre 1983, lors de la célèbre Marche pour l’égalité et contre le racisme. Un cri du cœur appelant à ce qu’il soit mis fin à cette fabrique infernale à altérité. Les a-t-on entendus ? À priori non. Car, de nos jours, force est de constater qu’à l’arabophobie s’est substituée une autre forme de stigmatisation : l’islamophobie exaltée. Dit autrement, on est passé, en l’espace d’une vingtaine d’année, du « bougnoule » dédaignable, au « jeune musulman de banlieue » potentiellement dangereux. Il semblerait donc que nous soyons entrés dans un nouveau temps ; celui de la suspicion clôturant celui de la condescendance… Un fait à nuancer cependant, car pour celle que l’on appelle encore la « beurette », la page du paternalisme est loin d’être tournée. L’hystérie autour du voile islamique et son appendice névrotique consistant à prolonger, inconsciemment, la mission civilisatrice de la France à travers cette volonté intrusive de dicter aux musulmanes la façon dont elles doivent s’habiller, le démontrent amplement.





[1]M. Bezouh, France-islam Le choc des préjugés – Notre histoire des croisades à nos jours, Plon, 2015, p. 171.


[2]L’abbé Poiret, Voyage en Barbarie, ou Lettres écrites de l’ancienne Numidie, 1789.


[3] C. Reynaud-Paligot, La République raciale, 1860 – 1930, PUF, 2006, p. 60.


[4]P. Melka, Victor Hugo, un combat pour les opprimés, La Compagnie littéraire, 2008, p. 376.


[5] G. Meynier, L’Algérie révélée, Droz, 1981, p. 113.


[6]R. Berthelier, L’HOMME MAGHRÉBIN DANS LA LITTÉRATURE PSYCHIATRIQUE, L’Harmattan, 1994, p. 82.


[7]D-R Robinson, Sociétés musulmanes et pouvoir colonial français au Sénégal et en Mauritanie, Karthala, 2004, p. 149.


[8] N. Bancel, De l’indigène à l’immigré : images, messages et réalités, Hommes & Migrations, n° 1207, 1997.


[9]C. Reynaud-Paligot, RACE, RACISME ET ANTIRACISME dans les années 1930, PUF, 2007, p. 151.