« Le féminisme n’est pas une guerre contre les hommes, mais contre leurs privilèges »
Feriel Lalami est sociologue. Elle est engagée depuis plus de trente ans dans le mouvement des femmes algériennes. Elle est l’auteure de « Les Algériennes contre le code de la famille », paru aux Presses de Sciences Po en 2012. Un ouvrage complet et salutaire qui retrace l’histoire du féminisme algérien. Fériel Lalami a accepté de répondre longuement à nos questions.
Où en sont les mouvements des femmes en Algérie ?
Le mouvement des femmes en Algérie s’est constitué de manière organisée et indépendante vers la fin des années 1970. De nombreux groupes de femmes se sont constitués pour affirmer la nécessité d’améliorer leur statut. Cependant, leur évolution est intimement liée au contexte politique. Or, celui-ci a été marqué par une violence extrême pendant les années 1990 qu’on appelle la décennie noire. Puis la période des 20 ans de Bouteflika a étouffé le libre cours des organisations politiques, y compris celles des femmes. Avec peu de moyens, elles ont cependant résisté en apportant leur soutien aux femmes, en continuant d’agir pour informer les Algérien.ne.s, pour que la législation change.
En 2019, quelles sont les grandes revendications de la femme algérienne ?
Les revendications des Algériennes portent en premier lieu sur le code de la famille. Cette loi, promulguée en 1984 a été amendée en 2005. Mais les modifications n’ont pas changé significativement la logique du texte qui bafoue le principe d’égalité et des droits des femmes.
C’est à dire ?
Je prends quelques exemples. En Algérie, la polygamie est reconnue. Pour se marier, la femme a besoin d’un tuteur matrimonial même plus jeune qu’elle, alors qu’un homme a le droit inconditionnel au divorce. Pour se séparer de son mari, une femme doit justifier de sa demande. Une mère n’a pas l’intégralité des droits parentaux et certaines démarches administratives ne peuvent être accomplies que par le père. Enfin en matière d’héritage, c’est l’inégalité qui est la règle : une femme n’a que la moitié de ce que perçoit un homme. Ce sont souvent les femmes avec peu de moyens qui en sont victimes : elles ne seront pas en mesure de payer les services de la loi pour défendre leurs intérêts alors que pour elles, rester dans la maison familiale ou bénéficier d’un lopin de terre est vital.
Quid des violences faites aux femmes ?
Comme un peu partout dans le monde, les Algériennes ne veulent plus subir de harcèlement dans les rues, au travail. Elles ne veulent plus subir les violences domestiques. Même si, grâce à leurs luttes, le Code pénal prévoit désormais des poursuites contre les auteurs de violences, malheureusement il y a une clause qui prévoit qu’en cas de pardon de la victime, la plainte est effacée ! Or, nous savons que les femmes subissent de grandes pressions sociales et familiales. Quand une femme est dépendante économiquement, on sait très bien qu’elle ne pourra pas mener sa plainte à terme.
Les femmes algériennes ont joué un rôle important pendant la guerre d’indépendance. Ont-elles été « récompensées » de leur engagement ?
Effectivement, les femmes ont participé pleinement à la lutte pour la libération du pays. On met souvent en avant les combattantes de la lutte armée, mais ce n’est pas le seul aspect de leur implication. Il faut y ajouter toutes les actions qui ont permis aux combattant.e.s de survivre comme la surveillance et l’information, le ravitaillement et l’hébergement des maquisard.e.s. Et bien sûr, tout ce qui fait que la nation a survécu à la colonisation, c’est-à-dire à la transmission culturelle des langues, du patrimoine algérien.
Cependant, après l’indépendance, en 1962, les femmes sont écartées de la vie politique. Elles vivent cette éviction comme une trahison des promesses et des espoirs des lendemains de la guerre. Les textes produits à ce moment intégraient pourtant explicitement l’émancipation des femmes…
Est-ce que « l’ouverture démocratique » en 1989 (NDLR : la fin officielle du parti unique aux élections) a profité au mouvement des femmes ?
En 1989, la fin du parti unique en Algérie et la relative ouverture du champ politique ont permis aux groupes de femmes qui activaient en dehors des structures officielles d’exister légalement, d’agir au grand jour. C’est ainsi qu’on a vu des associations se constituer dans différentes villes et se concerter pour des actions communes. C’est ainsi qu’elles ont obtenu le droit personnel de vote qui avait été dénié par une disposition de la loi électorale qui permettait au mari de voter à la place de sa femme. Après de nombreuses années à batailler, elles ont obtenu en 2005 quelques avancées en matière de code de la famille. Par exemple, le harcèlement sexuel au travail y est inscrit.
Certains disent que les féministes algériennes seraient manipulées par leurs homologues françaises et que la grande majorité des militantes algériennes sont des bourgeoises déconnectées de la réalité. Qu’en est-il ?
C’est un reproche injuste. La demande d’égalité des Algériennes, leur refus des discriminations et de l’injustice, est propre à leur vécu. Il faut être ignorant de la culture algérienne pour ne pas savoir ce que les chansons ancestrales, la littérature orale, les proverbes contiennent comme refus de l’oppression patriarcale. Les femmes qui se battent pour que leurs filles fassent de bonnes études, aient un bon emploi, sont le terreau du féminisme. Et puis je rappelle que les femmes algériennes vivent encore plus que les hommes la paupérisation et l’exclusion scolaire dont on peut juger au taux d’analphabétisme qui dépasse les 90 % de la population féminine.
Qui sont les véritables ennemis de la femme algérienne ?
Leurs ennemis sont nombreux, hélas ! Ceux qui affirment ouvertement que la demande d’égalité des Algériennes n’est pas légitime, qu’elle est une copie des mouvements occidentaux, jusqu’à ceux qui affirment que ce n’est pas le moment. Par exemple, dans le hirak, ce mouvement populaire né le 16 février dernier et qui demande la fin du système en Algérie, il y a des courants qui rejettent cette revendication des associations de femmes, sous prétexte qu’elle pourrait nous diviser. Mais on ne peut pas demander le changement radical du système et continuer avec l’inégalité que le régime a légalisée avec le code de la famille ! L’erreur serait de croire que l’oppression des femmes est à part. En fait, elle est intimement liée à l’oppression politique. C’est pourquoi on voit autant de femmes dans les manifestations du hirak le vendredi. Comme tous, elles veulent la fin du régime autoritaire et exige plus de démocratie.
L’homme algérien qui manifeste chaque vendredi a donc tout intérêt à soutenir le mouvement des femmes ?
Oui, bien sûr. Les Algériens qui cherchent une société meilleure, plus juste, ne peuvent qu’adhérer aux demandes de celles qui veulent en finir avec la hogra (NDLR, les injustices, les abus de pouvoir, les humiliations). Le féminisme n’est pas une guerre contre les hommes, mais contre les privilèges qu’ils détiennent. Les féministes en Algérie sont complètement impliquées dans les luttes pour les libertés individuelles et collectives et un État de droit, revendications communes aux femmes et aux hommes.