Le télévangélisme politique anti pauvreté

 Le télévangélisme politique anti pauvreté

Salwa Smaoui


Aussi abscons que surprenant, le phénomène Kaïes Saïed a quasiment éclipsé l’autre candidat victorieux du premier tour de la présidentielle, l’homme d’affaires Nabil Karoui, sorte de pendant milliardaire de l’austère Saïed. Deux « candidats du peuple » que tout sépare.


La justice tunisienne a une nouvelle fois refusé hier mercredi une demande de libération de Nabil Karoui, cette fois via le juge d’instruction près du Pôle judiciaire économique et financier, chargé du dossier. Tout comme l’avait fait la Cour de cassation le 3 septembre dernier, cette juridiction s’est ainsi déclarée « incompétente » pour statuer sur le mandat de dépôt émis par la chambre de mise en accusation.


En attendant le dénouement de cet imbroglio judiciaire, l’équipe de communication du candidat continue de faire campagne pour lui, comme si de rien n’était, en diffusant notamment un spot où Karoui s’adresse aux jeunes.


Sa discrète épouse, Salma Smaoui, ancienne responsable de la division Microsoft Moyen-Orient et Afrique, est sortie de son silence depuis l’incarcération de son mari, et fait à son tour campagne, en pointe dans la défense de Nabil Karoui.


 


Risque d’invalidation


Si l’Instance supérieure indépendante des élections a officiellement annoncé le passage au second tour des deux candidats Kais Saïed et Nabil Karoui, renvoyant la balle au Parlement en cas de victoire d’un Karoui incarcéré pour décider des modalités de son intronisation, le risque d’une invalidation après-coup de l’ensemble du processus demeure bien réel selon plusieurs experts.


La défense de Karoui pourrait en effet contester les résultats et faire valoir que la garantie de l’égalité des chances entre candidats est l’un des fondements démocratiques et constitutionnels servant potentiellement de base, demain, à un recours en justice.  


Inextricable, cette situation constitue un précédent inédit pour le pays, même si le monde a connu de rares cas où un président élu sortait de sa cellule de prison escorté par des motards de la garde présidentielle.


 


Le triomphe du télévangélisme décomplexé


De son côté la campagne de Nabil Karoui n’est pas exempte de dépassements légaux relevant de l’audiovisuel. Lorsque les analystes avancent que ni Kaïs Saïed ni Nabil Karoui n’ont fait l’objet d’une couverture médiatique, les détracteurs de Nabil Karoui protestent en rappelant qu’au contraire, Karoui a toute une chaîne de télévision à son service, Nessma TV, dont il est le fondateur.


Mais si la chaîne pratique effectivement un journalisme de propagande et de servilité absolue vis-à-vis de son maître, Nabil Karoui n’est que très peu apparu sur d’autres chaînes TV, tel un aveu que le matraquage quotidien de sa propre chaîne le rendait médiatiquement autosuffisant.    


Début septembre, lors d’un entretien sulfureux, censuré depuis par la HAICA, accordé par l’autre candidat milliardaire, Slim Riahi, à la chaîne Elhiwar, l’un des plus grands enseignements fut la séquence où ce dernier raconte comment au moment du choix entre feu Slim Chaker et Youssef Chahed pour présider l’actuel gouvernement, en remplacement de Habib Essid, une grande partie du blocage en coulisses venait de l'avis quasi contraignant de « l'autodidacte » homme d’affaires Chafik Jarraya, aujourd’hui lui aussi en prison, à l'époque opposé à Slim Chaker.


Un veto dont Jarraya disposait fort de son « achat » d'une grande partie d'un bloc parlementaire entier. L'influence grandissante de ces lobbys de la contrebande et de l'argent politique, un plus bas historique d’immoralité de la vie politique, perçu en tant que tel par de larges franges de la société, explique en grande partie le vote sanction en faveur de Kais Saïed.


Mais le phénomène Karoui est aussi à inscrire dans un contexte plus grand : celui de l'explosion de la corruption qui succède à certaines révolutions (Amérique latine, Ukraine, etc.) dans les pays pauvres, même s’il n’est pas politiquement correct de l’affirmer.  


La montée de figures populistes, voire clownesques, sur le mode télévangéliste et charlatanesque du charity business, est symptomatique de cette phase immanente et tragique de la lutte des classes, quand une classe de nouveaux nantis séduit des électeurs sur un modèle d'arnaque pyramidale type Ponzi.


L'argument de vente de l'affichage de la réussite sociale s'y confond avec l'argument électoral. Une dimension grotesque à laquelle reste visiblement insensible l’électorat Karoui, qui croit dur comme fer qu’il est l’homme providentiel pour venir à bout de la pauvreté endémique de la Tunisie profonde, quitte à reprendre à son compte la caricature du « parti des macaronis », allusion aux pâtes et aux denrées alimentaires que l’homme distribue massivement en région.