Pédophilie : « Le Consentement », malaise dans l’édition

 Pédophilie : « Le Consentement », malaise dans l’édition


A l’ère post-Weinstein, la liste d’artistes accusés ou coupables de crimes et délits sexuels n’a de cesse de s’allonger, à mesure que les consciences ne supportent et n’acceptent plus de taire des violences d’autant plus cruelles qu’étouffées par l’omerta qui règne dans le monde de l’art. Après l’industrie du cinéma, c’est le monde de la littérature qui est aujourd’hui secoué avec « Le Consentement », le nouveau livre de Vanessa Springora qui paraîtra le 2 janvier prochain.


C’était en 1985. La jeune V., treize ans, férue de littérature, rencontre G., écrivain quinquagénaire, lors d’un dîner. Omniprésence réconfortante, paroles d’amour sécurisantes… Quelque temps plus tard, l’idylle commence. V. ignorait alors tout de la réputation controversée de cet homme de lettres, qui retranscrivait dans ses livres ses ébats sexuels et émois sensuels avec de jeunes adolescentes, y compris son histoire avec Vanessa Springora, qu’il relate lui-même en 1993.


Dans un récit libérateur, la désormais directrice des éditions Julliard raconte sa relation bouleversante, à 14 ans, avec l’écrivain Gabriel Matzneff, de trente-six ans son aîné. Elle y portrait un mécanisme de manipulation psychique infaillible, par lequel est happée une jeune fille consentante et amoureuse.


Gabriel Matzneff est un romancier et diariste, qui, dans plusieurs de ses livres, et notamment dans ses célèbres journaux intimes, expose ouvertement et de manière très explicite son goût pour les « jeunes personnes ». Dans son essai « Les moins de seize ans » de 1975, qui lui a valu, selon ses propres mots, sa « réputation de débauché, de pervers et de diable », écrit : « Ce qui me captive, c'est moins un sexe déterminé que l'extrême jeunesse, celle qui s'étend de la dixième à la seizième année […] À mes yeux l'extrême jeunesse forme à soi seule un sexe particulier, unique ». Il affirme d’ailleurs que « les deux êtres les plus sensuels que j'ai connus de ma vie sont un garçon de douze ans et une fille de quinze ».


Peu après la sortie du livre, sur le plateau de l'émission de télévision «Apostrophes» animée par Bernard Pivot, alors que le présentateur et ses invités s’amusent  de la « santé prodigieuse » de Gabriel Matzneff, avec ses exploits sexuels réalisés à la chaîne, la journaliste et romancière québécoise Denise Bombardier décide d’intervenir et exprime son hébétement :  « Je crois que je vis actuellement sur une autre planète, parce que j’arrive d’un continent où il y a un certain nombre de choses auxquelles on croit […] La littérature a une sorte d’aura ici…Elle sert d’alibi à ce genre de confidences », avant de poursuivre : «  Et je crois que si Monsieur Matzneff était plutôt un employé anonyme, de n’importe quelle société, je crois qu’il aurait des comptes à rendre avec la justice de ce pays ».


C’est précisément cela que vise aussi Vanessa Springora dans « Le Consentement ». Elle n’évoque pas seulement une expérience personnelle, mais dénonce également la complaisance d'un milieu qui tolère des dérives au nom du talent et de la célébrité. Aux propos de Denise Bombardier ont suivi, des années plus tard, des soutiens, à l’égard de Gabriel Matzneff, de la presse française et des milieux intellectuels. La romancière Christine Angot a jugé qu'« elle prouve, cette femme [Denise Bombardier], que ce qui dérange, ce n'est pas ce qu'il fait dans la vie, c'est l'écriture. Elle lui reproche en fait d'être un écrivain, c'est ça qui la dérange ». En 2009, dans un article du Figaro a été écrit que « Matzneff fut la proie d'un néo puritanisme conquérant », lorsque dans Libération, Pierre Marcelle écrit : « Voici déjà pas mal d'années, il me semble avoir entendu Mme Denise Bombardier franchir, chez M. Bernard Pivot, le mur du son. J'en conserve le souvenir, un peu flou mais encore suffisamment effrayant, d'éructations appuyées et de glapissements torquemadesques — il était question de pédophilie — dont ce pauvre Gabriel Matzneff, je crois, fut la cible. A contrario, Le Nouvel Observateur parle en 1993 de « viol au nom de la littérature ».


En 1977, Gabriel Matzneff signe avec 68 personnes une lettre ouverte qui fut publiée dans Le Monde et  adressée au Parlement, appelant à l’abrogation de plusieurs articles du Code pénal sur la majorité sexuelle et la dépénalisation de toutes relations consenties entre adultes et mineurs de moins de quinze ans (âge de la majorité sexuelle en France). L’auteur, en compagnie du philosophe René Schérer, a également témoigné en faveur du pédophile Jacques Dugué, lors de son procès. Gabriel Matzneff admet toutefois l’existence d’abuseurs sadiques d’enfants, ce qu’il appelle les « ogres », et dénonce la « confusion » entre les criminels et les « pédérastes », qui apportent aux « enfants » « la joie d'être initiés au plaisir, seule “éducation sexuelle” qui ne soit pas une foutaise ».


Le 17 octobre 2019, la revue « Raskar Kapac » organisait une veillée littéraire en présence de l’écrivain polémique dans un café au Quartier latin, quand soudain, un groupe d’étudiants nationaliste fait irruption dans la salle,  et des cris jaillissent : « Après l'affaire Jeffrey Epstein, éradiquons les réseaux pédophiles ! ». Une bataille éclate alors entre indignés et supporters. Avec « Le Consentement », bien que l’offensive ne soit pas de la même nature, Vanessa Springora signe le même souhait.